Le Teatro Real de Madrid a choisi Otello de Verdi pour l’ouverture de sa saison 2025-2026. Sous la direction magistrale de Nicola Luisotti1 et dans la production passionnante de David Alden2 le public madrilène a vécu un rare moment émotionnel d’opéra total où tempête orchestrale, trio vocal incandescent et lecture fascinante de la jalousie s’accordent pour une soirée d’une densité exceptionnelle.
La direction musicale souveraine de Nicola Luisotti : clarté, puissance, rigueur et émotion
Dès les premières mesures – cette tempête initiale d’une énergie foudroyante – on perçoit la volonté du maestro de faire de la musique de Verdi un vecteur d’émotion. Luisotti impose un souffle dramatique puissant avec une tension soutenue, une battue superbe et précise, qui portent la soirée. Avec lui chaque pupitre respire, chaque silence a un poids et les instrumentistes dessinent avec subtilité les ombres psychologiques du drame. Avec des équilibres scène/orchestre exemplaires (en vrai chef de théâtre, Luisotti accompagne la respiration des chanteurs sans jamais les couvrir) les élans dramatiques se révèlent d’une lisibilité constante.
On admire cette fusion entre fosse et plateau d’une rare fluidité. Alden et Luisotti semblent avoir travaillé main dans la main : la mise en scène épouse la courbe musicale, les silences orchestraux trouvent leur prolongement dans le mouvement suspendu des acteurs. C’est là sans doute le secret du spectacle : une unité entre l’image, le geste et le son, où la musique ne commente pas l’action, mais l’incarne. Verdi retrouve, en la circonstance, sa dimension tragique et spirituelle la plus pure.
Le Chœur du Teatro Real, sous la houlette de José Luis Basso livre un travail exemplaire de puissance, malléabilité et précision.
La mise en scène de David Alden: une lecture intensément dramatique
Un huis clos hypnotique sous tension de la passion
Il faut saluer le travail minutieux du metteur en scène David Alden, qui signe ici une lecture intensément dramatique, sans jamais tomber dans les divagations et outrances du Regietheater. Loin des provocations gratuites, Alden s’attache à creuser la psychologie des personnages au sein d’un univers clos et étouffant, symbole du piège mental dans lequel se referment Otello, Desdemona et Iago.
Le scénographe Jon Morrell a dessiné une forteresse de garnison grise et âpre, à l’architecture massive, aux murs granuleux et épais – presque carcéraux – Le choix d’une scénographie dénudée, aux teintes froides qu’on retrouve au fil des quatre actes et qui peut sembler, de prime abord, contraignant prend ici tout son sens : dans un espace sans échappatoire, où tout se voit, tout se devine, tout s’espionne, il rend palpable la sensation d’enfermement psychologique des protagonistes, notamment celle d’Otello, prisonnier de ses doutes et rongé par ses obsessions.
Ce procédé de décor unique utilisé à l’identique, par exemple, par Christof Loy dans Werther ou Rusalka, confère une force dramatique saisissante à l’action, en refusant tout pittoresque ou toute anecdote superflue pour se concentrer sur l’essence même du drame.
En résulte un Otello d’une exceptionnelle intensité, brûlant, sans concession et d’une cohérence totale admirable, où la tragédie verdienne retrouve son souffle shakespearien : celui d’une passion dévorante enserrée dans les murs d’une « forteresse-métaphore » comme dans les tréfonds d’une âme humaine torturée par les soupçons.
La direction d’acteurs au scalpel de David Alden accentue les thèmes de la jalousie de la manipulation et de l’aliénation mentale en s’appuyant pertinemment sur le souffle verdien pour sculpter les attitudes, les élans et les effondrements des protagonistes, chaque geste étant investi d’un sens, chaque silence d’une tension sous-jacente.
Le symbole du feu : passion amoureuse et jalousie destructrice
On notera également la remarquable utilisation du feu et des ombres, motifs récurrents tout au long de la production.
Le feu, présent dès le premier acte d’abord comme élément festif éclairant les réjouissances du peuple ( les militaires esquissent une ronde autour d’une danseuse fragile et sensuelle – double allégorique de Desdemona – ) et symbole de la passion amoureuse devient peu à peu celui incandescent de la jalousie dévorante et de la destruction : il éclaire les visages, transforme les silhouettes, et, in fine, consume l’amour et la raison.
Les ombres, elles, se projettent sur les murs comme des échos déformés de la conscience des personnages, donnant au spectacle une dimension quasi expressionniste. En silhouettes distordues, fantômes d’une conscience troublée, elles traduisent le combat intérieur d’Otello, assiégé par ses propres démons.
Les lumières rasantes d’Adam Smith évoquent la pesanteur du lieu et la claustration mentale des protagonistes.
On doit également souligner le travail d’une précision millimétrée que David Alden accomplit dans sa direction d’acteurs : chaque geste, chaque regard, chaque déplacement semble calculé pour resserrer un peu plus l’étau autour d’Otello. Le traitement de la manipulation venimeuse de Iago comme moteur de l’action se révèle en tous points remarquable dans la maîtrise de l’espace scénique, dont il paraît contrôler les moindres recoins.
L’économie des gestes et la sobriété du cadre permettent de mettre en pleine lumière le jeu des trois protagonistes : Otello, Desdemona et Iago. Dans cette approche quasi psychanalytique, Alden signe ainsi une mise en scène qui, loin des excès spectaculaires, privilégie la densité émotionnelle et la lecture tragique du texte de Shakespeare mis en musique par Verdi.
Pour le dernier acte – sans doute le sommet de la mise en scène – construit comme un rituel sacrificiel, Alden enferme les personnages. Le traitement de Iago comme moteur de l’action se révèle en tous points remarquables, dans la maîtrise de l’espace scénique, dont il paraît contrôler les moindres recoins tout en tirant jusqu’à l’extrême finalité les fils des personnages au bord du gouffre insondable : Otello et Desdemona dans une chambre nue. Desdemona ne dort pas semblant s’offrir par avance en victime expiatoire. Le feu, motif récurrent du spectacle, y devient symbolique : il ne brûle plus, il vacille. L’amour consumé ne laisse qu’une flamme mourante tandis que l’horreur naît de l’intimité, du souffle coupé, de l’étreinte ultime.
Iago, resté dans l’ombre du fond de scène, assiste à l’acte sans bouger : simple silhouette, il contemple sa funeste création s’achever. Ce choix confère à la conclusion une dimension quasi métaphysique : Iago n’est plus un homme, mais une abstraction du mal, un témoin diabolique du naufrage de l’amour.
Le traitement du personnage de Roderigo :
Roderigo vu par Alden mérite une mention particulière. Il en fait un personnage frivole en décalage total avec l’univers clos de la garnison. Son costume – un habit clair, presque mondain – évoquant un élégant dandy citadin tranchant violemment avec la rudesse militaire des autres protagonistes. Cette différence visuelle et sociale accentue son rôle de pantin manipulé : il vient d’un autre monde, celui du « paraître » et de la légèreté, jeté malgré lui dans un drame qui le dépasse et qui finira broyé par l’infernale machine de Iago.
Un trio de chanteurs-acteurs électrisants
Brian Jagde (Otello) : une brillante prise de rôle
Habitué des grands emplois de ténor dramatique (Calaf dans Turandot, Alvaro dans La Forza del destino, Samson dans Samson et Dalila , Enzo dans La Gioconda , Radamès dans Aïda…) dans les plus éminents théâtres, le ténor américain Brian Jagde marque un nouveau point en abordant Otello au Teatro Real. Doté d’une voix ample qui emplit sans difficulté la vaste enceinte madrilène, le timbre d’un métal brillant et d’un médium étoffé sait parfaitement s’épanouir dans un registre aigu glorieux : en témoigne, dès son entrée, un fulgurant « Esultate! » Mais Brian Jagde démontre qu’il sait alterner vaillance avec tendresse avec en conclusion de l’acte 1 son « Venere splende » émis quasi piano (respectant à la lettre l’indication « pp » de la partition). L’endurance pour pareil rôle se maintient tout au long de la soirée, le tragédien valant en outre le chanteur. Le militaire apparemment triomphant du premier acte ploie rapidement sous le poids du doute manipulé par l’insidieux Iago. Alternant fureur et fragilité Jagde parcourt la palette des sentiments contradictoires donnant à voir, dès sa prise de rôle, un héros convaincant.
Asmik Grigorian (Desdemona) : l’art de l’évidence dramatique et musicale.
Après l’avoir applaudi en Cio-Cio-San de Madama Butterfly à Vérone, en Lady Macbeth et en Pauline du Joueur à Salzbourg, en Turandot à Vienne, en Rusalka à Barcelone, ainsi que dans les trois rôles du Triptyque de Puccini à Paris, on attendait avec impatience de voir et d’entendre Asmik Grigorian dans un emploi verdien, en l’occurrence Desdemona.
Loin de la linéaire ingénue traditionnelle la cantatrice lituanienne confère à l’héroïne une intériorisation poignante, une sérénité charnelle et lumineuse avec une gestuelle simple, empreinte de vérité par un jeu d’une justesse accomplie. Une fois de plus elle transcende ce rôle par son génie interprétatif d’actrice instinctive, sa présence magnétique un chant d’une vérité expressive totale et par l’admirable beauté de sa voix confirmant – s’il en était besoin – son statut de « diva-tragédienne » absolue de notre temps.
Sa « Canzone del salice » : un modèle de musicalité et d’intelligence interprétative. Son bouleversant « Ave Maria » dans le silence impressionnant d’une salle suspendue à ses lèvres : ni prière ni lamentation mais un adieu au monde, dit avec une simplicité désarmante mêlant au timbre radieux un souffle inépuisable un aigu brillant, une mezza voce miraculeuse !… un moment d’émotion ineffable qui, à lui seul, légitime la longue standing ovation qui lui est réservée aux saluts.
Gabriele Viviani – le poison du verbe / le vert dans le fruit
Riche d’une carrière de vingt ans Gabriele Viviani possède à son actif une multitude de rôles dans le répertoire italien : Bellini, Donizetti, Puccini, Mascagni et naturellement Verdi. Face au couple Otello/Desdemona, Gabriele Viviani distille un Iago vénéneux dissimulé sous l’homme ordinaire plutôt dans l’insinuation que dans la caricature à gros traits d’un « méchant » ostentatoire : Le “Credo” se fait presque murmure. Le poison se distille davantage dans le calme de la perversité que dans l’outrance du cri.
Doté d’un excellent phrasé, son articulation permet de saisir la moindre de ses intentions condition indispensable pour pareil emploi.
Airam Hernández (Cassio) Enkelejda Shkoza (Emilia) Albert Casals (Roderigo) Insung Sim (Lodovico) et Fernando Radó (Montano) participent avec efficacité à cette fresque d’une justesse visuelle et symbolique admirable.
Ovation enthousiaste du public pour cet Otello mémorable
Au Teatro Real de Madrid, cet Otello exemplaire s’impose comme une production d’une rare cohérence esthétique et dramaturgique et d’un très haut niveau musical et vocal. La réception du public madrilène a été à la hauteur de l’événement : une ovation prolongée, marquée par une émotion palpable, notamment à l’adresse d’Asmik Grigorian, acclamée comme l’âme de cette soirée digne des grandes heures du Teatro Real3 filmée par les caméras de Medici.tv et My Opera Player.
Christian JARNIAT
5 Octobre 2025
1Nicola Luisotti a été successivement directeur musical de l’Opera de San Francisco et du Teatro San Carlo. Il est aujourd’hui principal chef invité du Teatro Real de Madrid
2David Alden est un prolifique metteur en scène de théâtre, d’opéra et réalisateur de films, il fut pendant de longues années directeur de l’English National Opera et intendant du Bayerische Staatsoper
3 A noter que le Teatro Real de Madrid propose 11 représentations d’Otello avec deux distributions différentes en alternance. Le trio pour cette alternance est ainsi composé : Jorge de Leon ( et Angelo Villari) : Otello ; Maria Agresta : Desdemona ; Vladimir Stoyanov( et Franco Vassalo) : Iago ; Giuseppe Mentuccia dirigeant une représentation.
Direction musicale : Nicola Luisotti
Mise en scène : David Alden
Décors et costumes : Jon Morrell
Lumières : Adam Silverman
Chorégraphie : Maxine Braham
Distribution :
Otello : Brian Jagde
Desdemona : Asmik Grigorian
Iago : Gabriele Viviani
Cassio : Airam Hernández
Emilia : Enkelejda Shkoza
Lodovico : Insung Sim
Montano : Fernando Radó
Roderigo : Albert Casals
Danseuse soliste :Claudia Agüero
Orchestre du Teatro Real de Madrid
Chœur du Teatro Real de Madrid (direction :José Luis Basso)
Petits chanteurs de la ORCAM (direction : Ana Gonzáles)