Reconstituer l’historique des exécutions d’un tel monument par l’ONL exige, certes, la bonne connaissance du sujet mais n’a rien d’une saga. Témoin des faits, votre serviteur en atteste. Après avoir attendu sa création lyonnaise jusqu’en février 1993 (sic !1) sous la férule de Neeme Järvi, cette 6ème ne fut reprise qu’en novembre 2009 par Simone Young ; tous deux en tant que chefs invités. En l’affichant en décembre 2015, Leonard Slatkin fut, par conséquent, le premier directeur musical maison à servir l’œuvre en ces murs, proposant, en l’occurrence, rien moins que l’un des dix plus mémorables concerts de son mandat, sinon le meilleur.
Autant préciser qu’à la différence des surabondantes exécutions des 1ère, 2ème, 4ème et 5ème à Lyon, la présente 6ème y subit un sort inférieur à celui réservé à la 3ème en ré mineur2, soit à peine préférable à ceux réservés aux 7ème, 8ème et 9ème (sans parler du rejet des éditions complétées de l’inachevée 10ème). Nikolaj Szeps-Znaider poursuit donc, avec ladite 6ème, son cycle Gustav Mahler jusqu’ici inégal, tutoyant parfois les cimes (la 5ème) ou stagnant dans le passable (la 3ème). Vraisemblablement avisé des antécédents ci-dessus rappelés plaçant haut la barre, il aborde cette faramineuse partition avec une décelable appréhension. Fait symptomatique : à la différence de ses deux prédécesseurs immédiats sur ce chemin épineux, il évite l’ajout d’un ouvrage en début du programme, avec entracte subséquent (rappelons que l’inextinguible Simone Young offrait d’abord un roboratif Messiaen et Leonard Slatkin le 5ème Concerto pour violon de Mozart). Paré d’un tel avantage pratique sur ses aînés, Szeps-Znaider s’expose donc davantage à l’arbitrage de la critique, en droit d’expecter un auguste résultat.
Une sensation d’interprétation générique un peu froide l’emporte d’abord
Prodigue en émotions fortes – sans doute davantage qu’en celles du cœur – bénéficiant d’une opulente discographie reflet d’une franche diversité d’interprétations sur le terrain, cette 6ème révèle globalement trois tendances, plutôt antagonistes. Exemples à l’appui : les directions analytiques (Haitink, Inbal, Sinopoli…) ; les aiguisées voire surabondamment contrastées (Barbirolli, Solti, Boulez…) ; celles dynamiques sinon solaires (Kubelík, Bernstein, Abbado…). Voilà qui atteste suffisamment du caractère insolite d’une création aussi complexe qu’écrasante, qui dérouta maints chefs mythiques (dont Walter, Furtwängler ou Klemperer).
À cette aune, l’on devine les appréhensions ressenties par Szeps-Znaider. Quelle voie choisir ? Quel est son ressenti ? Allons-nous percevoir sa conviction intime ? Écoutons.
L’initial Allegro energico, ma non troppo, indiqué plus précisément Heftig, aber markig [violent mais vigoureux], se voit pris dans un tempo allant, sans excès [22’45’’]. L’option s’avère percutante, incisive pour le thème princeps (perceptiblement accéléré dans sa reprise), lyrique en diable pour le 2ème, dit « Leitmotiv d’Alma Mahler », servi par des cordes aiguës soyeuses au possible dans l’opulence. Quand les bois étalent ensuite une texture généreuse pour l’épisode en forme de choral, l’on relève instantanément un ensemble de percussions d’un relief époustouflant, dont le fringant François-Xavier Plancqueel en principal cymbalier.
Néanmoins, tout n’est pas irréprochable. D’ailleurs, des oreilles averties nous avaient fait part d’une série de réserves quant à l’exécution initiale, deux jours auparavant. Aujourd’hui, elles tendent à s’estomper prouvant, une fois encore, qu’au gré d’une série, les différences peuvent abonder d’un soir à l’autre. Que l’on soit captivé d’entrée de jeu, cela ne fait aucun doute. En revanche, subsistent quelques flottements question mise en place, d’indicibles tracas dans l’étagement des groupes, surtout au fil des segments où l’écriture privilégie l’effet de masse.
Jusque-là, une sensation d’interprétation générique un peu froide l’emporte. Or, tout change avec le bref moment poétique des échanges entre le violon supersoliste de Giovanni Radivo et le 1er cor solo de Guillaume Tétu. Nous voici enfin happés en sensibilité. Il aura donc fallu près d’un quart d’heure pour ressentir autre chose qu’un banal accomplissement phonique. Alors commence une constante progression ascendante, rehaussée d’une juste dose de folie.
L’implication unanime subjugue, frisant la transe
Mahler hésita trois fois pour le plan de l’ouvrage, décalant le Scherzo à la troisième position avant, finalement – selon sa veuve – de le réintégrer en deuxième place3. À la différence de Järvi et Young mais à l’instar de Slatkin, Szeps-Znaider choisit l’actuelle option “tendance”, consistant à placer l’Andante moderato en rang deux. Or, là où Slatkin et ses devanciers se bornaient à déjouer le piège de l’alanguissement en accédant graduellement à la poussée indispensable, son successeur parvient à en faire un réel moment élégiaque. Des bois parfaits, en cohésion autant qu’en piquant, participent à foison de cette réussite. À ce titre, l’épisode pastoral se hisse au zénith. Rarement on l’entendit si planant, délesté, quasi en apesanteur.
Le versant survitaminé d’une lecture sensible trouve dans le Scherzo son expansion. Toutes les cordes y font preuve d’une précision millimétrique (les alignements d’archets au visuel certifient le ressenti à l’audition). Une grâce foncièrement classique s’exhale d’une section trio « Altväterisch » [À la façon des anciens] qu’on croirait – enfin ! – écrite par Haydn. Le chef y souligne même des effets de suspension ratifiant l’esprit rococo voulu. Loués soient les solistes de la petite harmonie – Jocelyn Aubrun, Clarisse Moreau, Kévin Galy et Olivier Massot – ciselant le tout avec une exquise délicatesse. Fait notable : une cohésion superlative l’emporte constamment, animée par un vrai sens d’architecture phonique, propice au charme. De surcroît, relevons le strict et constant respect des indications de positions « Pavillon haut » des vents, souvent omises par les baguettes indigentes ne sachant pas lire au-dessus des notes.
Dès l’incipit du Finale, le chef obtient des harpes et célesta cette translucidité mystérieuse, qui aboutira à un total épanouissement chez Richard Strauss, dans Die Frau ohne Schatten4. Cependant, l’essentiel dans cette ample conclusion d’une partition avant-gardiste foisonnante demeure un double enjeu : charpenter solidement la texture et faire preuve d’endurance ! Sur ce dernier point, les forces vives d’un ONL survolté comblent l’attente.
Magistraux, tous les pupitres de cuivres s’imposent épatants d’éclat, avec la palme aux trombones (Fabien Lafarge, Charlie Maussion, Frédéric Boulan, Mathieu Douchet, inspirés) et tuba (Guillaume Dionnet, invariablement remarquable), coruscants ou caverneux à souhait. L’immense arc tendu par Mahler se trouve fièrement servi. L’implication unanime subjugue, frisant la transe, telle une majestueuse charge de cavalerie dans un état second. Nul essoufflement dans les écrasantes montées vers les trois coups de marteau fatidiques5.
Dans une salle bondée, la formidable tension soulève un public mi-survolté, mi-anéanti par une exploration aux limites du raisonnable, puissante mais jamais dépourvue d’humanité, conduite en 1H24’31’’6. Après les visions de Järvi (implacable, philologue), Young (colossale, marmoréenne) et Slatkin (clair, souverain), Nikolaj Szeps-Znaider laisse plus spontanément parler sa sensibilité ou son cœur.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
4 Octobre 2025
1 Soit lorsque Emmanuel Krivine (alors Directeur musical) décida la programmation – sur deux années consécutives – de la première intégrale lyonnaise des symphonies de Mahler. Fait révélateur : notons que, à l’instar de la 3ème, le chef français ne se sentait alors pas du tout en mesure d’entreprendre l’ascension d’un tel Annapurna. Il confia la 6ème à Neeme Järvi ; les démesurées 3ème et 8ème à Eliahu Inbal.
2 La 3ème fut cinq fois programmée depuis les origines par l’ONL, contre seulement quatre fois pour la présente 6ème.
3 Sur ce point litigieux, prière de consulter les auteurs francophones compétents : Marc Vignal et Henry-Louis de la Grange au premier chef.
4 Filiation évidente, toutefois trop ignorée, fort curieusement presque jamais relevée par la musicologie française contemporaine.
5 Slatkin optait – discutablement, à notre sens – pour la mouture à deux coups seulement, moins impressionnante, voire un tantinet frustrante.
6 NB : pauses entre les mouvements déduites. Ceci place Nikolaj Szeps-Znaider exactement dans la moyenne question tempos.