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COMPANY / STEPHEN SONDHEIM / GEORGE FURTH / OPÉRA NATIONAL DE BORDEAUX

COMPANY / STEPHEN SONDHEIM / GEORGE FURTH / OPÉRA NATIONAL DE BORDEAUX

mercredi 24 septembre 2025

Company©Anthony Rojo

La nouvelle saison de l’Opéra National de Bordeaux s’annonce prometteuse. Outre le grand répertoire, on retiendra Iolanta de Tchaïkovski dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig et la Montagne noire d’Augusta Holmès dans une mise en scène de Dominique Pitoiset.

Le premier spectacle est la comédie musicale Company de Stephen Sondheim (1930-2021), jamais donnée en France et qui plus est dans une traduction de Stéphane Laporte, un des meilleurs connaisseurs et pratiquants du genre. Il s’agit d’une vaste collaboration initiée par « Génération Opéra ». Après la première donnée à l’Opéra de Massy, c’est donc l’Opéra de Bordeaux qui ouvre le bal cette saison.

Company a été le premier grand succès de Stephen Sondheim en 1970 à Broadway. Le compositeur avait dû dans un premier temps se cantonner dans l’écriture des lyrics (il est l’auteur de ceux de West Side Story). Sa première partition en 1962 A funny Happened on the way to the forum en dépit de son intérêt ne le met pas vraiment en lumière. Jusque dans les années 2000 il sera l’auteur reconnu d’un grand nombre d’ouvrages parmi lesquels pour les plus connus Follies (1971), A little night music (1973), Sweeney Todd (1979), Sunday in the park with George (1983) ou Into the woods (1986). Sondheim a maintenu à Broadway face à des spectacles plus commerciaux ou à des opéras-rock internationaux l’ambition d’une production musicale et littéraire qui en faisait un auteur à part. Ce n’est pas un hasard si Jean-Luc Chopin, quand il a dirigé le théâtre du Châtelet entre 2004 et 2017 (l’Opéra de Toulon et l’Opéra du Rhin lui emboîtant le pas), s’est plusieurs fois (5 fois après 2010) tourné vers son catalogue pour redorer le blason d’un genre jamais bien capté ni compris dans notre pays, mais qu’il aspirait à faire reconnaître.

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Company©Anthony Rojo

Survol de l’ouvrage

Bobby (ou Robert), célibataire de 35 ans, ne se décide pas à convoler. Les cinq couples d’amis qu’il fréquente lui renvoient une vision du mariage à tout le moins nuancée. Il se plaît dans la compagnie de ses amis mariés qui, de leur côté, n’ont aucun problème à le faire entrer dans leur intimité et à mettre sous ses yeux les hauts et les bas de la vie à deux, même s’ils incitent leur ami à se fixer. Les anniversaires qu’ils fêtent ensemble sont autant de signaux de l’irrésolution de Bobby. Ce dernier ne parvient pas à trouver l’âme sœur parmi les trois compagnes avec lesquelles il entretient d’épisodiques liaisons. Le dénouement reste ouvert…

Le livret (le book) est de George Furth. Il fait se dérouler le spectacle sous la forme d’une pièce déstructurée, non linéaire, à l’image du parcours fantasque de Bobby.

Ce qui se passe sur scène reflète la vie du public fait de l’upper middle class de New-York. Cet angle spéculaire n’est pas sans rappeler la Chauve souris de Johann Strauss qui renvoie dans une période de crise pour l’Autriche l’image de son insouciance au public viennois, ou dans un autre genre le cinéma de Woody Allen ou Martin Scorsese. Le parcours de Bobby ne colle pas moins au climat new-yorkais.

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Company©Anthony Rojo

La partition, intrinsèquement riche, est au service du théâtre. Les airs séparés peuvent être à message comme lorsque Joanne s’en prend à la condition des femmes dans l’intense « The Ladies Who Lunch », diatribe déjà esquissée au sein du couple Harry / Sarah (« The Little Things you Do Together »). Marta évoque avec plus de légèreté le tourbillon de la vie à Manhattan (« Another Hundred People »). Les songs de Bobby peuvent brosser un portrait de la femme idéale, mais traduisent aussi bien son irrésolution que les prémisses d’une potentiellement possible vie de couple (« Someone is Waiting », « Marry Me A Little », « Being Alive »). Le problème ne se pose pas moins dans les couples amis et notamment pour Harry / Sarah (« Sorry – Grateful »). Ce n’est pas sans sans raison que tous se liguent contre Bobby. Les cinq maris poussent leur ami à se marier. Les cinq épouses mettent en cause ses choix amoureux. Quant à ses trois compagnes elles dénoncent son incapacité à s’engager (« You Could Drive a Person Crazy »). Les problèmes apparaissent dans le cadre d’ensembles conformes à ceux des genres lyriques normatifs. Dans le cas du mariage d’Amy hystérisée avec Paul, c’est l’institution du mariage qui est visée (Guetting Married Today »). L’acte se termine par un numéro intimiste dans lequel Bobby imagine une sortie matrimoniale pour lui. L’ensemble « Side By Side / What Would We Do without you » montre Bobby heureux au sein de sa compagnie avec le retour non moins réciproque d’une tribu qui lui est entièrement acquise ; le numéro placé en début d’acte a paradoxalement l’allure d’un finale rythmé. Le duo « Barcelona » avec Marta ne le montrera pas si décidé avec les femmes. L’ouvrage est encadré par le thème de « Company » aussi lancinant qu’inopérant dans sa récurrence.

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Company©Anthony Rojo

Une scénographie et une mise en scène de rêve

La scénographie, signée Barbara de Limburg, est particulièrement inspirée. Elle sait nous transporter avec fluidité et rythme dans tous les lieux où se déroule l’action. Avec des procédés qui mêlent la vidéo et le principe du décor en dur, on se retrouve dans les appartements new-yorkais, les parcs, le métro, les terrasses des grattes-ciels ou les bars ; l’appartement rose « maison de poupée » de Paul et Amy est finement associé à la situation de crise traversée par le couple. Il illustre la régression panique d’Amy. Le réalisme cède le pas à la fantaisie quand il s’agit de trouver un cadre pour mettre en scène les trois conquêtes de Bobby ; les couleurs qui en jettent, vaguement psychédéliques, rappelleront les codes de la comédie musicale, tout comme les myriades de néons qui, lors de l’ensemble qui ouvre le deuxième acte, font littéralement décoller le spectacle. Signalons à cet égard les très beaux éclairages de Christophe Chaupin.

C’est dans ces décors que le metteur en scène James Bonas réalise des miracles. Le sujet n’est pas évident. Il faut faire exister les cinq couples face auxquels Bobby est à la fois spectateur et concerné ; il faut plaquer sur cette intrigue les relations du célibataire avec ses trois amies, April, Marta et Kathy ; n’en est-il pas là aussi tout autant un être détaché (en dépit de la scène de lit) qu’un amant impliqué ?

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Company©Anthony Rojo

La vie des cinq couples, bien identifiés grâce à leurs costumes appareillés créés par Nathalie Pallandre, offre plusieurs scènes peu engageantes sur le mariage. D’une manière générale la vie quotidienne et la conversation des couples fréquentés par Bobby ne volent pas très haut. Le metteur en scène sait donner une tenue littéraire et dramatique aux dialogues qui rappellent ce que font des clichés Georges Pérec, Eugène Ionesco ou Yasmina Reza. Plus d’une fois le rire ne se fait pas attendre. La première scène où Harry et Sarah se disputent met à mal les illusions d’une vie partagée à deux (même si Harry finit par trouver quelque avantage à ne pas rompre). D’autres justement se séparent comme Peter et Susan, mais trouvent ensuite de conventionnels compromis. Que ne dira-t-on pas de l’approche du mariage qui déclenche chez Amy une véritable crise d’hystérie mise en scène avec humour et brio. La scène de ménage entre Larry et Joanne est superbement théâtralisée.

Tous se retrouvent pourtant pour clamer leur amitié à Bobby et pour l’inciter à s’engager. Ces interventions au contenu plutôt décidé sont quasiment chorégraphiées. La chorégraphie, signée Ewan Jones, est portée à son acmé dans le numéro « Side By Side By Side » ; l’hymne à l’amitié s’incarne dans un véritable ballet d’une inventivité impensable, toute la troupe, la « Company », ne touchant plus au sol. La danse, la musique, les mots deviennent un langage en eux mêmes, celui de la comédie musicale.

Voilà qui ne conduit pas Bobby sur la voie de relations constructives. C’est même le ton de l’humour qui préside à sa liaison avec April. Les cinq épouses amies ne voient pas d’un bon œil ses choix sentimentaux, les trois flirts se liguant pour s’en prendre à son indécision.

Un plateau éblouissant

La distribution est très homogène, faisant presque oublier les airs solistes qu’ont certains des interprètes.

Dans la scène Harry / Sarah, la comédie fonctionne, sevrage et régime anti-boulimique faisant des étincelles. Sarah est interprétée par la brillante Marion Préïté lancée dans une carrière riche en rôles, qui vont de la Tempête à sa future Nanette. Le premier numéro sur les activités faites à deux dont se bercent les conjoints est chanté par Jasmine Roy, véritable monstre sacré du musical, sur laquelle on reviendra plus loin. C’est à Arnaud Masclet que revient l’air résilient, avec un volume et phrasé des plus convaincants dans le rôle (l’interprète a beaucoup donné dans l’opéra avant de se tourner vers la comédie musicale). Il sera prochainement Jimmy dans No no Nanette.

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Company©Anthony Rojo

Le second couple est formé par Peter et Susan auxquels ne reviennent pas d’airs isolés, mais bien sûr, comme tous leurs camarades, ils s’investissent dans les chœurs et les ensembles. Nathan Desnyder (Peter) qui poursuit une carrière prometteuse est parfait dans la comédie, auprès de Camille Mesnard (Susan), déjà affichée dans des productions emblématiques, qui joue avec finesse son rôle.

David et Jenny leur succèdent. Jenny interprétée par Eva Gentili s’investit dans un rôle qui met au premier plan le malentendu ; Loïc Suberville (David), distribué dans le Roi Lyon et qu’on retrouvera dans le Comte de Monte-Cristo la Comédie musicale, donne une réplique pertinente et fort bien jouée dans son rôle d’explorateur des relations.

Quatrième tranche de vie : Paul et Amy. Cette dernière, jouée par Jeanne Jerosme, est étonnante dans le délire marqué par les sons gutturaux et vocaux expressifs, autant d’effets de réel qui vont de pair avec le jeu décalé ; elle chante également l’opérette de Lopez, dans les films ou Starmania mis en scène par Thomas Jolly. À ses côtés Paul est interprété Sinan Bertrand, incontournable dans la comédie musicale, qu’on retrouve dans les productions qui ont compté aussi bien avec « la Clé des Chants » (deux Sondheim !) qu’à Strasbourg et Toulon, sans oublier le Bureau des légendes ou Ali Baba. Il incarne un Paul déboussolé plus vrai que nature.

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Company©Anthony Rojo

Dernier focus : Joanne et Larry, ivres dans un night-club ; ils rivalisent d’extravagance. Joanne, c’est Jasmine Roy qu’on a applaudie au Châtelet à l’ère Choplin, à l’Opéra de Toulon et à l’Opéra National du Rhin (elle y sera bientôt distribuée dans Follies). Elle ne néglige pas les émissions populaires. Elle ajoute à un jeu défendu dans toutes ses dimensions où Bobby devient la pièce maîtresse une voix richement timbrée et projetée comme l’exige le rôle. Son deuxième air « The Ladies Who Lunch » trouve les notes les plus envoûtantes pour faire conscientiser la nature du quotidien de la femme. Scott Emerson dans Larry est presque une légende lui aussi. Cet artiste franco-américain a chanté l’opéra à Lyon puis à Paris à l’Opéra-Comique avant d’embrasser la comédie musicale et de devenir un de ceux pour qui Sondheim n’a plus de secrets. Dans Larry, le déchaînement scénique, arguant des manquements de sa femme, comme les accents vocaux mordants imposent un personnage puissamment incarné.

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Company©Anthony Rojo

Avant d’en venir à ses trois compagnes, voyons Bobby, sur lequel s’articule toute l’intrigue. Gaétan Borg, dont nous avons déjà chroniqué sa prestation de premier plan dans les Parapluies de Cherbourg, est l’interprète idéal pour le rôle de Bobby. Son jeu, sans en rajouter, fait passer son personnage de l’introspection à l’entrain, du solipsisme à l’ouverture. Il réussit à faire tourner autour de lui la distribution. Les trois principaux morceaux qui lui incombent, chantés avec des notes chaleureuses et un beau legato, sont autant d’éclairages sur l’engagement entraperçu mais non assumé et peut-être mieux abordé dans le numéro final à l’argumentaire assez parlant (« Being alive »).

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Company©Anthony Rojo

Kathy, April et Marta bénéficient d’un cast parfait, qu’elles interprètent un trio parodique enflammé « You Could Drive a Person Crazy » ou qu’elles jouent leur propre partition. Neïma Naouri programmée dans des premiers plans à Londres ou au Lido 2 à Paris vient d’être à l’affiche de Gipsy à la Philharmonie de Paris ; dans le rôle de Marta elle est la jeune bohème fantasque qui traduit sa passion pour New-York aussi bien dans un jeu inventif que dans son air « Another Hundred People » chanté avec une palette d’intonations et un lyrisme qui voient juste.

Dans April Camille Nicolas (chroniquée dans les Parapluies de Cherbourg) dégage le comique que son rôle lui fait assumer malgré elle ; son timbre clair, riche et bien projeté lui permet de donner la plus modulée des répliques dans le duo avec Bobby « Barcelona ».

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Company©Anthony Rojo

Myriana Hatchi joue Kathy avec un réel engagement, très applaudi ; le Roi Lion ou les Misérables lui ont fait aborder des spectacles en vue où elle se réalise pleinement.

Dernière légende de la production, Larry Blank. Immense orchestrateur, arrangeur, chef d’orchestre à la tête des plus prestigieuses phalanges, Larry Blank fait entendre les subtilités harmoniques et rythmiques de la partition, tout en étant attentif à la scène où la musique prend réellement vie. Son apport à la réussite du spectacle a été déterminant.

La production de Company initiée par « Génération Opéra » va tourner dans 14 maisons d’opéra. Elle va permettre de jeter un nouveau coup de projecteur sur Stephen Sondheim et de rallier de nouveaux publics à la comédie musicale et peut-être aussi plus largement à l’art lyrique. Son départ est une complète réussite fêtée par le public bordelais.

Didier Roumilhac
24 septembre 2025

Direction musicale : Larry Blank
Mise en scène : James Bonas
Chorégraphie : Ewan Jones
Scénographie : Barbara de Limburg
Costumes : Nathalie Pallandre
Lumières : Christophe Chaupin

Bobby : Gaétan Borg
Joanne : Jasmine Roy
Larry : Scott Emerson
Amy : Jeanne Jerosme
Paul : Sinan Bertrand
Sarah : Marion Préïté
Harry : Arnaud Masclet
Susan : Camille Mesnard
Peter : Nathan Desnyder
Jenny : Eva Gentili
David : Loïc Suberville
April : Camille Nicolas
Marta : Neïma Naouri
Kathy : Myriana Hatchi

Orchestre National Bordeaux Aquitaine

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