Le compositeur de Mateo : Martin Palmeri figure majeure de la musique argentine.
Né à Buenos Aires en 1965, Martin Palmeri est considéré comme une figure majeure de la musique contemporaine argentine. Compositeur, pianiste, chef de chœur et chef d’orchestre, il a dirigé plusieurs ensembles prestigieux en Argentine, notamment le Chœur de l’Université de Buenos Aires, le “Polyphonic Town Choir“ de Vicente López, et le Vocal del Quartier.
En tant que compositeur, il a enrichi le répertoire musical avec des œuvres marquantes comme Misa Tango, interprétée à travers le monde par des orchestres renommés, et des pièces telles que Tango Fantasy, Christmas Oratorio, et Concerto pour bandonéon. Martin Palmeri a reçu nombre de prix prestigieux, dont le premier Prix de l’AAMCANT, pour arrangement choral en 2011 et le Prix Juan Carlos Paz pour son “Concerto de danses pour violoncelle et orchestre” en 2003. Ses œuvres ont été enregistrées et jouées dans des festivals et concerts internationaux, en Italie, Lettonie, Pays-Bas, Russie, et bien d’autres pays.
Moment phare de sa carrière, sa Misa tango a été interprétée en l’honneur du Pape François en 2013 à l’Église Saint-Ignace-de-Loyola de Rome et à la Cathédrale de Cologne. Ses compositions, mêlant tradition argentine et musique classique, témoignent d’une vision artistique unique, faisant de lui une figure incontournable de la scène musicale mondiale.
L’argument : Une fresque émouvante où la lutte sacrificielle entre tradition et progrès
L’action se déroule en pleine révolution industrielle argentine. A Buenos Aires Miquele, un homme prématurément vieilli, travaille très dur pour nourrir sa famille vivant du peu d’argent recueilli comme modeste cocher avec son cheval. Mais comment peut-il lutter avec le développement soudain de l’automobile ? Carmen, son épouse, écoute ses enfants se plaindre de leur misère. L’un des fils, Chichillo, rêve de devenir boxeur et critique sa sœur Lucia, trop frivole laquelle revendique sa liberté de femme tandis que leur frère Carlos juge sa famille et rêve d’accéder au monde du progrès incarné par l’automobile. Miquele rentre fatigué de son travail quotidien et demande à sa fille, à qui il reproche d’être hardiment vêtue, de faire un coussin pour le pauvre cheval Mateo, blessé à la tête lors d’un choc contre un ennemi motorisé. Miquele, idéaliste, refuse catégoriquement les progrès technologiques et tient à ce que sa famille en fasse de même. Carlos reproche à son père de ne pas pouvoir s’adapter à la vie actuelle, et manifeste son intention d’être chauffeur. Miquele, fatigué et endetté, rejette ces ambitions qu’il ne comprend pas et expulse Carlos de la maison.
Severino, inquiétant fossoyeur au charisme sombre, incite Miquele à s’encanailler pour gagner de l’argent et rembourser ainsi ses dettes, par le biais d’un vol mettant ainsi en lumière un dilemme moral lié à l’honneur. Le vieux cocher, désespéré, finit néanmoins par céder. Cette décision scelle son destin. Après avoir participé à un vol avec Naguireta et El Loro – les complices du sardonique Severino – Mateo, le fidèle cheval, meurt tragiquement heurté par une automobile et Miquele sombre dans une profonde tristesse.
Miquele rentre chez lui et retrouve Carmen, inquiète de son retard. Il invente une histoire d’une dispute imaginaire avec un client pour expliquer son état d’agitation et l’absence de Mateo. Arrive Severino, annonçant que les forces de l’ordre ont capturé l’un des voleurs complices et que la présence de la voiture de Miquele l’a trahi. La police est sur sa trace. On frappe à la porte et l’on s’attend au pire, mais Carlos entre avec un costume élégant de chauffeur et annonce à ses parents la joie d’avoir trouvé un emploi. Il apporte l’argent que le pauvre Miquele, dans son obstination, n’a pas su gagner. Le nouveau travail de Carlos offre à la famille une stabilité économique qu’il a su construire en acceptant la modernité. Le père se sent mourir, tandis que la famille est enfin réunie. Mais la police arrive et Miquele dit un pathétique adieu aux siens. Conscient de ses erreurs il se sacrifie pour protéger ses proches, leur laissant un ultime message d’amour.
La nature de l’œuvre : opposition du tragique et de l’humour noir dans le cadre d’une satire domestique
Dans cette fresque émouvante où la lutte entre tradition et progrès met en lumière les sacrifices d’un père et les espoirs d’une nouvelle génération le rythme du tango et la vocalité de l’opéra vériste se mêlent pour la création d’un opéra dit « grotesco » où humour et tragédie alternent harmonieusement.
Un « grotesco criollo » mis en musique
Mateo a été créé à Buenos Aires (Teatro Roma, Avellaneda) en 1999, l’œuvre circulant ensuite en Amérique du Sud et en Europe.
Dans cet opéra tango en trois actes Mateo transpose à la scène lyrique la pièce éponyme (1923) d’Armando Discépolo, figure majeure du « grotesco criollo » argentin, ce mélange de satire domestique, d’humour noir et de tragédie sociale né au cœur de Buenos Aires et de l’immigration italo-argentine du début du XXᵉ siècle. Martin Palmeri et le poète Javier Adúriz signent un livret fidèle à cette dramaturgie : un petit peuple cabossé par la modernité, des rêves qui tournent court, des situations risibles qui débouchent sur des impasses morales, le rire grinçant préparant la chute.
Langage musical et écriture vocale
Connu pour sa Misa a Buenos Aires (Misatango), Martín Palmeri greffe ici sa grammaire « nuevo tango » à une vocalité teintée de vérisme : lignes chantantes larges, appuis syllabiques nerveux, syncopes et ostinati du bandonéon portés par un quintette à cordes et piano, le tout piqué par des accélérations quasi-dansantes. L’orchestre réduit n’implique pas pour autant une économie émotionnelle : au contraire, l’écriture alterne numéros d’ensemble très théâtraux (où l’ironie sociale affleure) et plaintes lyriques presque opératiques, avec un chœur qui commente, densifie, ou sert de souffle collectif. On y reconnaît l’art de Palmeri pour le tuilage choral-récitatif et les cadences harmoniques « tangueuses » : une signature déjà repérable dans la Misatango.
Thèmes et dramaturgie
Mateo scrute la brusque industrialisation et ses dégâts collatéraux : pères déclassés, jeunesse tentée par d’autres horizons, solidarité fissurée. Le « grotesque » ne caricature jamais pour rire seulement : il « gratte » l’âme sociale en révélant la violence ordinaire des destins modestes. Musicalement, Palmeri traduit ce balancement par des contrastes : ruptures métriques, harmonies qui se fanent après des emballements quasi-milonga et par une écriture de la parole chantée qui conserve le mordant idiomatique du théâtre de Discépolo
Une fresque émouvante où la lutte entre tradition et progrès met en lumière les sacrifices d’un père et les espoirs d’une nouvelle génération.
L’œuvre au Fort Antoine de Monaco
Ce petit amphithéâtre de l’avenue de la Quarantaine dans le quartier Monaco-Ville est à l’origine une forteresse construite au début du XVIIIe siècle et détruite en 1944.Il a été réhabilité en théâtre de plein air sur le front de mer. Son charme, son histoire et la proximité de la scène avec le public en font un lieu privilégié
Cet hémicycle minéral face à la mer avec une acoustique sèche et directe en fait un lieu idéal pour le théâtre et le chant. Il s’impose en outre comme un élément de la scénographie avec une végétation en fond de scène atout spectaculaire d’un décor fantasmatique pour des lumières extrêmement évocatrices de Brice Romero.
Ce qui frappe d’abord dans cette représentation monégasque de Mateo, Opéra Tango est l’exceptionnelle cohérence entre la partition et son interprétation scénique.
Une direction musicale habitée
Premier élément déterminant : la direction musicale assurée par le compositeur lui-même, Martín Palmeri. Cette circonstance confère à la soirée une dimension rare : l’œuvre est dirigée par celui qui en connaît chaque recoin, chaque respiration, chaque accent.
Martin Palmeri, à la tête d’un orchestre à géométrie resserrée – cordes, piano et bandonéons en tête – restitue parfaitement l’atmosphère si singulière de Buenos Aires. Le choix d’un effectif chambriste crée une intimité presque suffocante, idéale pour cette histoire de drame familial et de confrontation générationnelle.
Les musiciens se montrent remarquables de cohésion : la pianiste, véritable colonne vertébrale rythmique, sculpte les accents syncopés avec une précision impressionnante ; les bandonéonistes, eux, insufflent à l’oeuvre cette couleur âpre et mélancolique qui constitue l’ADN même du tango.
Une mise en scène d’une grande force dramaturgique
La scénographie joue sur un minimalisme hautement signifiant. L’espace est structuré comme une sorte de ring de boxe : tout y évoque l’affrontement, la lutte, la fatalité. Sur le plateau, un lit, quelques chaises et une table esquissent la maison familiale avec des chevaux de bois épars paraissant émerger d’un manège désarticulé.
Mais le centre de gravité scénique est à l’avant scène, cet énorme cheval – Matteo – gisant au sol, comme figé dans une flaque de sang. Cette image, qui accueille le spectateur dès son entrée, dit tout de la fatalité de l’histoire : la mort de l’animal annoncée, inexorable, hantera le spectacle jusqu’à son dénouement.
La mise en scène (dans laquelle s’inscrivent les costumes suggestifs de Alexandra Mekhanic) bénéficie de la solide expérience de Carlos Branca, familier des passerelles opéra / tango / théâtre, Il a dirigé de nombreux spectacles d’opéra et de théâtre dans les principaux théâtres argentins, puis en Italie (Rome, Parme, Bologne, Busseto, Ravenne, Pise…) voire en Chine. Il privilégie une narration claire : lisibilité des enjeux sociaux, densité des tableaux d’ensemble et circulation danse/chant pour matérialiser la pulsation urbaine.
Cette mise en scène frappe par son efficacité et son intensité dramatique. On est bien loin d’un simple concert mis en espace : sa direction d’acteurs acérée est d’une justesse remarquable, proche du théâtre parlé, donnant aux interprètes une densité humaine rare. Les conflits entre les personnages, qu’il s’agisse de l’opposition entre générations ou de la tragédie qui se noue autour du cheval, sont rendus avec une violence contenue mais palpable.
Ce Mateo se distingue par sa capacité à mêler la puissance dramatique du théâtre à l’élan musical du tango. Les corps des chanteurs, leur diction précise, leur jeu sobre mais intensément expressif participent à cette impression d’assister non pas à un « opéra » au sens classique, mais à une véritable tragédie moderne, portée par le souffle syncopé du bandonéon.
Une distribution musicale et vocale de grande qualité
La présence du compositeur à la baguette donne évidemment tout son sens à l’ouvrage et constitue un gage de crédibilité puissant et rare à une partition qui mêle l’énergie dramatique du tango à une veine lyrique exigeante et à une respiration idiomatique
Il est servi par l’admirable Quintette à cordes « AD LIBITUM » comprenant en sus au piano Katherine Nikitine et aux bandonéons Carmela Delgado et Sébastien Innocenti
Quant à la distribution vocale elle mérite d’être saluée tant pour sa qualité homogène que pour son engagement scénique. Le metteur en scène, lui-même d’origine sud-américaine, a veillé à créer une véritable alchimie entre les protagonistes, ce qui donne à cette production une grande cohérence dramatique.
Avant même de parler des voix, il faut souligner la présence de deux danseurs de tout premier plan : Giulia Pagnotta et Matteo Giudetti dont la technique et l’abandon sensuel donnent tout son poids dramatique à la danse. Leur interprétation, tantôt tendre, tantôt fiévreuse, devient une véritable narration parallèle à l’action chantée une réussite totale qui inscrit l’ouvrage dans ses racines culturelles.
Personnage pivot, Miquele exige un baryton à la fois charismatique et nuancé, capable de passer de l’autorité blessée à l’émotion contenue. Fabrice Alibert – également directeur artistique de la production – livre un père en souffrance d’une intensité rare avec une ligne vocale souple, un phrasé impeccable même dans les longues arches mélodiques. Grain de voix précis et mordant, qui traduit parfaitement la stature morale et le dilemme du personnage. Sa présence scénique magnétique, donne à Miquele une dimension quasi shakespearienne.
Séverino est l’antagoniste sombre de l’ouvrage, un personnage presque démoniaque, dont les interventions se rapprochent du scherzo diabolique des Contes d’Hoffmann. Matthieu Lécroart incarne ce rôle de baryton-basse avec brio : voix au timbre sombre et caverneux, qui impose le danger dès les premières répliques, parlé-chanté expressif, parfaitement adapté à l’écriture de Palmeri. Une lecture scénique subtile, évitant le cliché du « méchant caricatural » et donnant à son incarnation une réelle épaisseur psychologique.
Mère de tendresse et de douleur, Carmen, constitue l’axe émotionnel de l’œuvre. En parfaite musicienne Simona Caressa en offre une prestation attachante : ligne de chant souple et soyeuse révélant un contrôle vocal irréprochable. Impliquée scéniquement, elle confère à Carmen une profondeur humaine et une dignité poignante.
Charlotte Bonnet, incarne Lucia avec un naturel confondant. Cette soprano, en pleine ascension, confirme, saison après saison, son talent et son intelligence musicale. On l’a récemment applaudie dans le rôle d’Hilda dans Sigurd de Reyer à l’Opéra de Marseille, ainsi que dans L’Amico Fritz de Mascagni au Festival Opus de Gattières dans le rôle de Suzel (un modèle de fraîcheur et de sincérité). Ici, elle déploie toute l’ampleur de sa tessiture, parfaitement adaptée à un rôle qui demeure tendu sur le plan vocal, tout en livrant un portrait sensible et nuancé d’une jeune femme aspirant à un autre univers moins étriqué.
Autre belle réussite : Rémy Mathieu dans le rôle de Carlos. Véritable « caméléon de la scène », ce ténor passe avec une aisance confondante de l’opéra à l’opéra-comique, de l’opérette à la comédie musicale. On le retrouvera d’ailleurs, dans quelques jours à Nice dans le rôle de Tom dans la comédie musicale No, No, Nanette de Vincent Youmans. Ici, il met son timbre lumineux et ses dons de comédien au service d’un Carlos à la fois juvénile et, somme toute, profondément humain. Sa projection claire, son phrasé précis et son jeu scénique irréprochable en font l’une des incarnations marquantes de cette production.
Chichillo trouve en Diego Godoy un interprète d’exception. Ténor au matériau généreux, rompu aux emplois dramatiques (Don José dans Carmen ou Manrico dans Il Trovatore), il se montre, en la circonstance, aussi impétueux qu’attachant. (Il fut également, rappelons le, au Festival Opus de Gattières dans La Rondine un Ruggero émouvant ). Chichillo exige un sens aigu du rythme théâtral et une présence scénique virevoltante : Diego Godoy répond à ces défis avec panache, tout en déployant une puissance vocale qui souligne l’autorité et la versatilité de ce personnage complexe.
Les seconds rôles sont eux aussi parfaitement défendus : El Loro par Frédéric Diquero et Naguireta par Elvis Miath.
L’ensemble de la troupe démontre ainsi une homogénéité exemplaire, chaque artiste trouvant le ton juste, tant sur le plan musical que théâtral, dans cette œuvre où la fusion du chant, du texte et du mouvement est primordiale contribuant à l’impact dramatique global et renforçant le caractère de tragédie intime qui parcourt toute la partition.
Les voix, les corps et la musique fusionnent pour donner au public une expérience émotionnelle rare, où le tango devient une envoûtante catharsis scénique.
Une production électrisante et envoûtante qui constitue une grande et véritable réussite à tous égards d’un très grand professionnalisme et qu’on espère vivement revoir !
Christian Jarniat
12 septembre 2025
Compositeur et direction Musicale : Martin Palmeri
Livret : Javier Aduriz
Direction Artistique : Fabrice Alibert
Mise en Scène : Carlos Branca
Assistance mise en scène : Rosanna Pavarini
Costumes et accessoires : Alexandra Mekhanic
Lumières : Brice Romero
Maquillage coiffure : Sophie Kilian
Distribution :
Don Miquele : Fabrice Alibert
Severino : Matthieu Lécroart
Dona Carmen : Simona Caressa
Carlos : Remy Mathieu
Chichillo : Diego Godoy,
Lucia : Charlotte Bonnet,
El Loro : Frédéric Diquero
Naguireta : Elvis Miath
Orchestre : Quintette à cordes “AD LIBITUM“
Chef de Chœur : Stéfan Nicolay
Direction Production : Arsène Jager
Direction Production Exécutive : Jean-Marc Bosquet
Direction Technique : Régis Bavu
Régie Plateau : Pascal Terrien
Coproduction/organisation locale : La Corde à Bulles, avec la participation de la Direction des Affaires Culturelles de Monaco et le soutien des Amis de l’Opéra de Monte-Carlo.