Cecilia Bartoli préside aux destinées du Festival de Pentecôte à Salzbourg depuis 2012, un poste prestigieux qui a été récemment prolongé jusqu’en 2031. L’édition de cette année a vu son origine dans une discussion avec Barrie Kosky, au cours de laquelle le metteur en scène, à la recherche de nouveaux défis, lui a proposé de créer un pasticcio pour le 21ème siècle au départ de musiques de Vivaldi. Un pasticcio est une forme d’œuvre lyrique composite en usage dans la musique italienne de la période baroque : la pratique consiste pour le compositeur à assembler, sur un livret unique, des airs provenant d’opéras différents dont il peut, ou non, être l’auteur.
Les pasticcios étaient un moyen commode de composer une œuvre « nouvelle » de façon rapide, en utilisant de préférence des airs ayant connu un grand succès. Antonio Vivaldi avait pratiqué le genre pour réaliser ces collages musicaux pour plusieurs de ses opéras, notamment pour des productions de carnaval où la rapidité de création était de mise. Ainsi en 1735 ce fut le cas de Tamerlano (appelé aussi Il Bajazet).
Barrie Kosky qui a mis en scène de nombreuses comédies musicales et des opéras bien plus nombreux encore, a voulu créer une comédie musicale à partir de textes extraits des Métamorphoses d’Ovide et de musiques baroques. Le metteur en scène australien s’était déjà intéressé à cette œuvre majeure de l’Antiquité il y a près de 20 ans : en 2006, il mettait en scène un spectacle ovidien au théâtre de Sidney, The Lost Echo, pour lequel il avait sélectionné 12 métamorphoses en compagnie de Tom Wright, auteur et dramaturge du livret. Alors, comme aujourd’hui, un personnage des Métamorphoses faisait office de narrateur : Tiresias menait le bal en 2006, Orphée en 2025. Pour sa production australienne, Barrie Kosky avait déjà retenu les histoires de Myrrha, de Narcisse et Écho, d’Orphée et Eurydice, qu’on retrouve sur la scène salzbourgeoise.
Barrie Kosky, qui avait en 2021 au Festival d’Aix-en-Provence fait de Falstaff un épicurien amateur de fine cuisine, compare le processus créatif à l’art culinaire : “Les Métamorphoses d’Ovide ont été le livre de recettes de la Renaissance. Cette œuvre a influencé l’ensemble du paysage littéraire, les arts visuels et la musique des 16ème et 17ème siècles. À ce titre Ovide et Vivaldi sont indissociables. ” Il est vrai que le terme pasticcio désigne aussi un plat de pâtes gratiné, mais pas autant que certains des personnages, une fille qui veut coucher avec son père, un sculpteur qui tombe amoureux d’une statue, un homme amoureux de son reflet.
Le titre du spectacle, Hotel Metamorphosis, en définit le programme, conçu par Barrie Kosky et l’auteur et dramaturge Olaf A. Schmitt. Orphée est en deuil, il a perdu Eurydice, il se trouve dans une chambre d’hôtel et se met à rêver à des histoires d’humains et de dieux, de transformations et de nature.
Le rôle d’Orphée a été confié à l’actrice Angela Winkler, une grande dame du théâtre et du cinéma qui s’est notamment fait connaître à l’international grâce à deux films : L’honneur perdu de Katharina Blum (1975) et Le tambour (1979). Dans le rôle d’Orphée, sublime narratrice, elle raconte les rêves de son personnage et nous invite à un parcours mythologique initiatique qui nous entraîne à la découverte des histoires de Pygmalion, de Myrrha, d’Arachné, de Narcisse et d’Eurydice dans le monde souterrain. Le nouveau pasticcio a pour ambition de créer un dialogue entre la musique, le chant et le récit. Cette soirée mythologique est aussi linguistique : Orphée parle allemand, les interprètes chantent en italien et les surtitres sont en allemand et en anglais, une jonglerie qui ne devrait pas constituer un obstacle pour les festivaliers.
La chambre d’hôtel est luxueuse, anonyme et impersonnelle. Seul le grand tableau qui surplombe le lit king size change au cours des séquences : il représente les personnages mythiques dont Angela Winkler commente l’histoire. D’étranges phénomènes s’y produisent : la porte s’ouvre et se ferme toute seule, le lit engloutit des personnages qui y disparaissent, les murs de la chambre se parent des vidéos de rocafilm, qui ici développent le thème du tableau, là modélisent le processus de transformation, plus avant emplissent l’espace de vagues de couleurs.
Barrie Kosky a transformé Arachné en une artiste visuelle informatique, pour laquelle rocafilm a créé des vidéos fascinantes. À la fin de la seconde partie, c’est toute la chambre d’hôtel qui remonte vers les cintres, laissant apparaître le monde souterrain où se lamente Eurydice. Des danseurs armés de haches figurent les Ménades qui dans leur fureur ont décapité Orphée. Sa tête est déposée à l’avant de la scène. Orphée, qui avait vainement tenté d’arracher Eurydice aux Enfers, peut à présent la retrouver dans un au-delà ténébreux.
Le choix des musiques est déterminant. Gianluca Capuano en a commenté les objectifs :” La production salzbourgeoise d’Hôtel Métamorphosis vise à contribuer au renouveau et à la réévaluation de l’œuvre lyrique de Vivaldi. C’est dans ses opéras que le noyau rhétorique de son style compositionnel prend toute sa force.
C’est ici que l’on découvre l’instinct théâtral extrêmement raffiné du compositeur, un instinct que l’on retrouve également dans ses œuvres instrumentales, bien que ces compositions soient naturellement dépourvues de paroles. Mais comment comprendre les éléments stylistiques des concertos de Vivaldi, sans parler de son choix rythmique et métrique, et même de l’interaction entre les différentes tonalités, si l’on ne prend pas comme point de départ le vaste vocabulaire musical que Vivaldi a composé pour des textes, à savoir le vocabulaire musical de ses opéras ? “
La composition du pasticcio permet d’offrir au public une vision globale des innombrables facettes du style des opéras de Vivaldi et de dresser une sorte de catalogue des éléments qui composent la rhétorique musicale du compositeur. Le choix musical constitue un parcours de découverte de l’art du prêtre roux : expérimentations harmoniques audacieuses, formes contrapuntiques sophistiquées, sonorités inhabituelles et, surtout, la maîtrise de la représentation des passions humaines :
” Outre l’imitation omniprésente de la nature, que l’on retrouve, par exemple, dans les airs avec flûte ou chalumeau, nous inclurons également des airs avec divers instruments solistes tels que le basson, la mandoline, le salterio et la viole d’amour, ainsi que de délicieux chœurs, comme une reprise par Michel Corrette des thèmes du Printemps des Quatre Saisons.
On entendra des airs de rage (« Armatae face et anguibus » de Juditha triomphans et « Se lento ancora il fulmine » d’Argippo), des airs de bravoure exprimant une grande agitation (« Agitata da due venti » de La Griselda et « Gemo in un punto e fremo » de L’Olimpiade), des airs imitant le son stéréophonique (« Nel profondo cieco mondo » de l’Orlando furioso et les airs qui jouent avec effets d’écho), des airs de sommeil (« Sonno, se pur sei sonno » de Tito Manlio) et enfin le déchirant « Gelido in ogni vena » d’Il Farnace, un air qui semble tout à fait moderne dans son style. “
Ce sont quatre heures de captivantes (re)découvertes. Gianluca Capuano, expert de la musique ancienne, dirige avec passion les Musiciens du Prince — Monaco et Il Canto di Orfeo, l’ensemble instrumental et vocal spécialisé dans la musique baroque qu’il a fondé.
Cinq interprètes, tous excellents, prêtent leurs voix et leurs talents d’acteurs aux personnages des Métamorphoses. Cecilia Bartoli brille de mille feux en Eurydice et Arachné, elle est souveraine par son expressivité et l’authenticité des affects, par sa science infinie des nuances, par l’intimité de son chant, par ses modulations qui touchent l’âme. C’est un immense privilège de pouvoir l’écouter et une délectation de tous les instants, et cela dès le prologue, alors qu’en Eurydice elle chante accompagnée à la flûte traversière le “Sol da te, mio dolce amore” de l’Orlando furioso.
Léa Desandre incarne la Statue de Pygmalion, elle campe la nymphe Echo en exécutant un extraordinaire numéro de rires hystériques et de gloussements excités typiques de la puberté, une manière pour cette jeune créature en mal d’amour de tenter d’attirer l’attention de Narcisse, Elle est également l’interprète de Myrrha, cette autre adolescente qui tente en vain de séduire son propre père avant de parvenir à se glisser dans sa couche à la faveur de l’obscurité.
La mezzo-soprano russo-suisse Nadejda Karyazina, lauréate du Prix Herbert von Karajan 2025, a fait des débuts salzbourgeois décoiffants lors du Festival de Pâques de cette année dans le rôle de Marfa dans La Khovanchtchina de Moussorgski. Sa voix puissante, chaleureuse et profonde, son port altier et une présence scénique impressionnante lui permettent de jouer sans problème les divinités vengeresses, elle est Minerve et Junon. Le duel entre Arachne et Minerve se livre avec les armes du chant, deux arias de furore opposent Arachne avec « Armatae face et anguibus » extrait de Juditha triumphans, magistralement interprété par Cecilia Bartoli, et Minerve « Se lento ancora il fulmine » extrait d’ Argippo donné par la talentueuse mezzo-soprano russo-suisse.
Enfin Philippe Jaroussky s’avance en terrain connu dans la musique de Vivaldi, il interprète un Pygmalion vieillissant, maladroit et touchant dans son amour captif pour sa sculpture, et se montre encore plus convaincant en Narcisse : il livre une véritable page d’anthologie avec son « Gemo in un punto e fremo » de L’Olimpiade.
Ce pasticcio, dans l’esprit de l’opéra baroque, ne pouvait se passer de ballet, et le spectacle en est ponctué. Douze merveilleux danseurs et danseuses habillés de longues robes noires à bustier, tout sexes confondu, dansent devant une grande toile d’araignée à la fin de la séquence d’Arachne. En fin de spectacle ils figurent les bûcherons ou circulent comme de grands oiseaux noirs à têtes squelettiques. Les séquences dansées étaient les très bienvenues et en harmonie avec les lignes esthétiques du spectacle.
Le spectacle a reçu une immense ovation, à l’aune de ses qualités.
Luc-Henri ROGER
Production et distribution du 15 août 2025
Hotel Metamorphosis, pasticcio en deux actes sur des musiques d’Antonio Vivaldi
Textes d’Ovide traduits par Hermann Heiser. Version de Barrie Kosky et Olaf A. Schmitt.
Directeur musical : Gianluca Capuano
Direction et concept : Barrie Kosky
Chorégraphie : Otto Pichler
Scène : Michael Levine
Costumes : Klaus Bruns
Lumières : Franck Evin
Vidéo rocafilm
Concept et dramaturgie : Olaf A. Schmitt
Eurydice / Arachné : Cecilia Bartoli
Statue / Myrrha / Écho : Léa Desandre
Minerva / Nourrice / Juno : Nadezhda Karyazina
Pygmalion / Narcisse : Philippe Jaroussky
Orphée : Angela Winkler
Danseurs : Rachele Chinellato , Jia Bao Beate Chui , Martje de Mol , Fanny De-Ponti , Matt Emig , Claudia Greco , Alessio Marchini , Prince Mihai , Rouven Pabst , Teresa Royo , Felix Schnabel , Rens Stigter
Il Canto d’Orfeo
Solistes : Jiayu Jin, Laura Andreini, Stefano Gambarino
Répétiteur de la chorale Jacopo Facchini
Les Musiciens du Prince — Monaco