Nominé pour le prix du meilleur metteur en scène aux International Opera Awards 2018 à Londres et vainqueur du prix du théâtre allemand Der Faust en 2023, David Hermann fait ses débuts à l’Opéra de Munich où il a monté la nouvelle production du Don Giovanni de Mozart avec son équipe : la scénographe Jo Schramm et la costumière Sibylle Wallum, dont les costumes pour Maria Stuart de Schiller ont été élus « Création de costumes de l’année » par le magazine Theater Heute.
David Hermann donne une relecture de Don Giovanni au départ de la moralité qui clôture la scène finale:
ZERLINA, MASETTO ET LEPORELLO
Mais qu’il reste dans l’enfer,
Avec Proserpine et Pluton
Et nous tous, braves gens,
Redisons dans l’allégresse,
Le proverbe fort ancien:
TOUS
Telle est la fin, quand on fait le mal!
Et pour le perfide, la mort
Est toujours conforme à sa vie.
Dans le livret, Proserpine et Pluton ne sont pas des personnages, mais leur mention nous apporte une indication sur la nature des Enfers. L’au-delà mozartien n’est ici pas chrétien mais relève de la mythologie antique : à la fin de l’opéra le Commandeur entraîne Don Giovanni dans le Tartare, la partie des Enfers réservée aux méchants, une région aride, brumeuse et monotone avec des étangs glacés, des lacs de soufre ou de poix bouillante entourés d’une rivière de feu. C’est là que s’élevait le palais de Pluton et de Proserpine. Proserpine est aussi la déesse créatrice des saisons. Cette fille de Cérès et de Jupiter fut enlevée par Pluton alors qu’elle ramassait des violettes. Malgré son statut de la reine des Enfers, elle est aussi la déesse du printemps. Cérès, déesse des moissons, désespérée par l’enlèvement de sa fille, négocia un accord avec Pluton et obtint le retour de sa fille sur terre pendant les six mois de l’année qui correspondent au printemps et à l’été. À noter que le noir est traditionnellement la couleur de Pluton tandis que Proserpine est associée à la couleur des violettes qu’elle aimait tant,
Dans la relecture de David Hermann, Proserpine et Pluton deviennent des personnages à part entière et des principes actifs de l’action. Ils sont tous deux de rouge vêtus. Le synopsis du programme nous livre les clés de lecture nécessaires à la compréhension de l’action revisitée :
OUVERTURE : Proserpine attendait ce jour avec impatience : l’épouse de Pluton, maître des Enfers, est enfin autorisée à retourner dans le monde d’en haut pour six mois. Pluton l’avait autrefois enlevée et épousée contre son gré. Bien que Proserpine soit depuis devenue la déesse des Enfers, la vie en bas est monotone, et Pluton, le dieu des morts, est extrêmement désagréable en raison de sa stupidité et de sa jalousie. Proserpine compte bien profiter pleinement des six mois de liberté qui lui sont concédés et les passer entre bals, musique et festins.
ACTE 1 : Dans le monde d’en haut. Proserpine se retrouve dans un appartement luxueux et rencontre un homme séduisant : Don Giovanni. D’humeur aventureuse, elle décide de prendre son apparence. Une femme sort de la salle de bains : Donna Anna, qui presse Don Giovanni de poursuivre leurs ébats amoureux, ignorant que Proserpine a désormais pris le corps de son amant. Le père de Donna Anna, le Commandeur, les surprend tous deux. Le Commandeur meurt lors d’une dispute avec « Don Giovanni » (Les guillemets indiquent que Don Giovanni est possédé par Proserpine). Donna Anna, qui est déterminée à ne pas révéler sa liaison à son fiancé, Don Ottavio, le supplie de venger son père. Donna Elvira, l’épouse de Don Giovanni, veut demander le divorce. Impassible, Leporello lui présente la liste des femmes que son maître, Don Giovanni, a séduites. Zerlina et Masetto célèbrent leur mariage. Don Giovanni arrive et manifeste un vif intérêt pour Zerlina. Leporello emmène le cortège nuptial au château de Don Giovanni. Don Giovanni parvient à faire douter Zerlina que Masetto soit l’homme idéal pour elle. Donna Elvira intervient, accusant Don Giovanni d’infidélité persistante. Une nouvelle situation désagréable se profile : Donna Anna et Don Ottavio demandent à « Don Giovanni » de les aider à restaurer l’honneur de la famille. Lorsque Donna Elvira les rejoint, complètement perturbée, elle suscite la pitié du couple. Restée seule avec Don Ottavio, Donna Anna affirme avoir reconnu Don Giovanni comme l’homme qui lui voulait du mal. Don Ottavio n’est pas convaincu par son récit. Zerlina et Masetto se réconcilient provisoirement. Tous deux acceptent l’invitation de Don Giovanni au festin. Lors d’un grand bal masqué, « Don Giovanni » veut profiter au maximum de son temps limité dans le monde d’en haut et de sa liberté. Donna Anna, Donna Elvira et Don Ottavio sont parmi les invités : le trio compte bien mettre un terme aux plans de Don Giovanni. Zerlina se sent attirée par « Don Giovanni ». Lorsqu’elle pousse un cri de terreur, les invités la croient violée et attaquent « Don Giovanni ». Cependant, le maître et le serviteur parviennent à s’échapper.
ACTE 2 : Leporello renonce à son allégeance à « Don Giovanni », mais se laisse convaincre par l’argent que lui propose son maître. « Don Giovanni » déclare avoir des vues sur la servante de Donna Elvira. Pour l’approcher sans hésitation, « il » échange son manteau avec celui de Leporello. Surprise par les déclarations d’amour de « Don Giovanni », Donna Elvira se laisse séduire par Leporello, qu’elle prend pour le véritable Don Giovanni. Masetto informe le prétendu Leporello de son plan pour vaincre Don Giovanni. Zerlina calme Masetto, violemment attaqué par « Don Giovanni ». Leporello tente désespérément de se débarrasser de Donna Elvira. Donna Anna, Don Ottavio, Masetto et Zerlina leur barrent la route. Donna Elvira défend son mari, ignorant qu’elle se tient devant Leporello. Un procès s’ensuit : Don Ottavio porte l’accusation. Leporello, le faux Don Giovanni, est condamné. Plus tard, tandis qu’il raconte ses expériences à « Don Giovanni », la voix du Commandeur se fait entendre. « Don Giovanni » l’invite avec exubérance à dîner, sachant pertinemment que Pluton apparaîtra bientôt pour exiger le retour de Proserpine aux Enfers. La relation entre Don Ottavio et Donna Anna semble irréparable. Don Giovanni s’offre un dernier festin, agrémenté de musique et de mets savoureux. Donna Elvira tente en vain de convertir Don Giovanni au repentir. Puis, Pluton apparaît, car le temps de Proserpine est à nouveau écoulé. Don Giovanni descend aux enfers. Ceux qui sont restés dans le monde d’en haut comprennent qu’ils sont sur le point de prendre un nouveau départ.
En introduisant deux personnages supplémentaires, David Hermann modifie sensiblement les données de l’action déjà extraordinairement complexe du dramma giocoso de Mozart qui met en scène une multitude de personnages qui se rencontrent dans un nombre important de situations. Tous ces personnages se mentent à eux-mêmes comme aux autres. Le metteur en scène ajoute une dimension supplémentaire aux motifs comiques bien connus de l’inversion des rôles et du travestissement et s’aventure sur le terrain glissant de la confusion des genres. Proserpine, s’étant coulée dans le corps du Don Giovanni, flirte avec Masetto. La déesse expérimente-t-elle des frissons lesbiens lorsque Don Giovanni accumule ses conquêtes ? Par ricochet la possession proserpinienne donne une dimension homosexuelle au déjà très polyamoureux Don Juan qui n’en demandait pas tant. Ensuite cette possession soulève des questions morales d’importance : un possédé est-il encore responsable de ses actes et punissable ? La mise en scène ouvre la question sans y répondre. La scène finale s’inscrit à présent dans la logique de l’histoire de Proserpine qui est bien forcée de rentrer aux Enfers.
La scénographie de Jo Schramm propose de beaux volumes de design contemporain en créant des décors en béton architectural. L’appartement de Donna Anna est conçu selon une esthétique minimaliste et ne comporte qu’un large lit et une lampe aux lignes épurées. On assiste aux changements de décors qui se pratiquent en direct par d’ingénieux systèmes d’élévation, de bascules ou de modifications d’angles qui ne manquent pas d’humour. Le mariage de Masetto et de Zerlina se déroule dans des bureaux d’état civil qui ici opèrent à l’enregistrement d’un divorce, là à celui d’un mariage. Les intéressés doivent se munir d’un numéro fourni par un distributeur. Un panneau d’affichage lumineux indique l’ordre d’entrée. Pour le grand air de Leporello “Madamina, il catalogo è questo”, Leporello déroule une longue série de tickets du distributeur alors que le panneau affiche le pays et le nombre de conquêtes qu’y a réalisées Don Giovanni, une jolie trouvaille de la mise en scène. Plus avant, une simple mezzanine recevra les nombreux invités à la fête des noces de Masetto et Zerlina, dont les costumes baroques colorés, qui semblent d’inspiration arcimboldesque, sont dus au talent de Sibylle Wallum. Le décor se modifie ensuite en tribunal pour la scène du procès où Don Ottavio armé d’un maillet tient le rôle d’un juge maladroit. La scène de la statue du Commandeur est d’une belle originalité : la statue est absente, mais le Commandeur bien présent est introduit sur un chariot de morgue portant son corps recouvert d’un drap, on ne voit qu’un pied dont le gros orteil porte le numéro d’identification du corps. Le drap se soulève à diverses reprises. Le Commandeur finit par apparaître. La dernière scène voit Don Giovanni / Proserpine entraîné dans les flammes des Enfers par le Commandeur / Pluton.
Le directeur musical général de l’Opéra d’État de Bavière Vladimir Jurowski a inséré quelques fragments d’œuvres de Mozart dans la musique de Don Giovanni, qu’il a lui-même arrangés pour la nouvelle production, dont un fragment pour piano que Mozart écrivit à Salzbourg à l’âge de huit ans, utilisé comme transition vers le dernier air de « Don Giovanni », l’air « Mi tradì » de 1788. Un autre fragment est plusieurs fois utilisé: l’Adagio pour pianoforte, que Mozart a composé à Vienne en 1788. Vladimir Jurowski a en outre composé quelques mélodies de transition, notamment lors des changements de décor. Pour les apparitions sur scène du dieu des Enfers, il s’est rappelé des tambours rituels japonais taiko et a ajouté un de ces tambours aux percussions de l’orchestre. Dynamisé par la belle énergie de son chef, l’orchestre, fidèle à sa glorieuse réputation, a déployé toute la magnificence de la partition.
La distribution est somptueuse. Le baryton Konstantin Krimmel fait des débuts réussis dans le rôle titre. Il compose son personnage que la mise en scène a rendu ambigu et complexe en le féminisant par moments sans forcer le trait. Il est particulièrement brillant dans les arias « Fin ch’han dal vino » et « Deh ! Vieni Alla Finestra ». La soprano Vera-Lotte Boecker incarne avec un talent d’actrice consommé et une expressivité impressionnante les diverses facettes de Donna Anna, une séductrice au désir enflammé, menaçant même, qui se mue en menteuse effrontée puis en accusatrice. La voix est d’une justesse, d’une précision et d’une force magnifiques même dans les moments les plus expressifs et les plus exaltés. En Donna Elvira, la mezzo-soprano Samanta Hankey incarne son septième rôle mozartien. Elle brûle littéralement les planches dans son interprétation furieuse, à la limite de l’hystérie, d’une femme amoureuse blessée au plus profond d’elle-même par les infidélités du séducteur invétéré, mais dont la flamme renaît et finit par se muer en pardon. Sa présence scénique, sa puissance vocale et la beauté de ses coloratures parfaitement maîtrisés laissent pantois d’admiration. Avery Amereau dessine avec un passion décidée les contours du personnage de Zerlina pour lequel elle déploie les beautés de son mezzo-soprano, une prise de rôle des plus séduisantes. Kyle Ketelsen compose un Leporello puissant et déterminé, avec une gestuelle virile au design épuré en harmonie avec le décor, sans aucune pitrerie. Christoph Fischesser joue le double rôle du Commandeur et du Pluton de la fin de l’opéra. Le Masetto férocement jaloux de Michael Mofidian et le Don Ottavio plus réservé de Giovanni Sala complètent cette excellente distribution, ovationnée par un public enchanté.
Représentation du 6 juillet 2025
Direction musicale : Vladimir Jurowski
Mise en scène : David Hermann
Scénographie : Jo Schramm
Costumes : Sibylle Wallum
Lumière : Felice Ross
Chorégraphie : Jean-Philippe Guilois
Dramaturgie : Olaf Roth
Chœur : Christoph Heil
Don Giovanni : Constantin Krimmel
Le Commandeur : Christof Fischesser
Donna Anna : Vera-Lotte Boecker
Don Ottavio : Giovanni Sala
Donna Elvira : Samantha Hankey
Leporello : Kyle Ketelsen
Zerlina : Avery Amereau
Masetto : Michael Mofidian
Pluton, dieu des enfers : Andrea Scarfi
Proserpine, épouse de Pluton : Erica D’Amico
Orchestre d’État de Bavière
Chœur de l’Opéra d’État de Bavière
Crédit photographique ©Geoffroy Schied