Sous la voûte céleste et face au mur du Théâtre Antique d’Orange, la soirée d’ouverture des Chorégies s’est déployée comme un chemin vers la lumière, guidé par les dernières œuvres de Mozart. Pensé comme un voyage intérieur, le programme embrasse les multiples facettes du compositeur : de l’élan théâtral de l’opéra, à la délicatesse du concerto, jusqu’à la profondeur mystique du Requiem. Une progression musicale et spirituelle, où chaque étape dévoile un éclat de son génie crépusculaire, entre grâce humaine et résonance éternelle.
La soirée s’ouvre sur l’ouverture de La Flûte enchantée, brillante, rapide, presque malicieuse. Une mise en jambe vive, pleine d’énergie et de clarté, qui nous entraîne immédiatement dans le voyage. L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, sous la baguette alerte de Diego Ceretta, s’y montre précise, même si l’on aurait parfois souhaité un souffle dramatique plus affirmé. Mais l’élan est donné : ce sera un parcours vers la lumière, non vers les abîmes.
Vient ensuite le Concerto pour clarinette, chef-d’œuvre de délicatesse. Le soliste Pierre Génisson y déploie un jeu d’une grande sincérité. Il ne s’impose pas : il partage à quelques mètres du public. Sa clarinette semble parler à chacun, dans un dialogue intime. La virtuosité est là, mais jamais ostentatoire. On y entend l’enfance de l’art, sa fraîcheur, et aussi cette douce mélancolie qui traverse toute la partition. Le public est pris par la main, invité à marcher à ses côtés, dans ce chemin intérieur où se mêlent les couleurs subtiles de l’orchestre, l’émotion des lignes, le frémissement de l’instant.
Notre balade mozartienne se poursuit vers le sommet de la soirée. Le Requiem, œuvre inachevée, mais si intensément aboutie. Monument de musique sacrée, synthèse sublime de tous les styles traversés par Mozart au cours de sa vie. Ici, Diego Ceretta choisit une approche dépouillée, presque contemplative. Pas de grands effets. Pas de pathos superflu. Le chœur et l’orchestre laissent la place à l’auditeur, comme un espace intérieur à habiter. C’est à chacun de poursuivre la route, de projeter ses souvenirs, ses deuils, ses espérances. Ce n’est pas une descente tragique, c’est une marche. Une ascension. Vers la rédemption peut-être, ou simplement vers la paix.
Alors que résonnent les premières notes du Requiem, la projection d’un voile de brume enveloppe le mur scène. Peu à peu, la lumière émerge, suggérant la naissance d’un monde ou peut-être l’éveil d’un au-delà. C’est dans cette atmosphère suspendue que prennent place les projections visuelles signées Enki Bilal, mêlant visions post-apocalyptiques et oniriques, entre angoisse et apaisement. Une dramaturgie visuelle de la fin du monde s’esquisse, peuplée d’images puissantes : ciel étoilé, terre flottant dans l’infini, métamorphose du dieu Horus… autant de tableaux marquants qui dialoguent avec la musique. Si certaines de ces images fascinent par leur force symbolique, d’autres glissent vers une forme de facilité, notamment dans l’usage un peu trop appuyé de références maçonniques. On aurait espéré ici plus de suggestion, de subtilité. Par ailleurs, un léger décalage se fait sentir entre la direction musicale profondément sereine de Diego Ceretta et l’intensité dramatique de certaines projections. Là où la musique tend vers la lumière, les images semblent parfois insister sur le chaos. L’effet visuel, s’il impressionne, n’altère pourtant pas la force de la proposition musicale, mais interroge sur la cohérence globale du récit scénique.
Ce qui domine cependant, ce qui capte inévitablement l’oreille et l’âme, c’est la prestation magistrale du Singverein de Vienne, venu spécialement pour cette soirée. Dès l’Introitus, le chœur installe un climat de ferveur solennelle, presque mystique. Leur diction est d’une clarté irréprochable, leur phrasé d’une intelligence rare. Rien n’est laissé au hasard : chaque mot semble pesé, chaque note habitée. Les voix s’entrelacent avec une précision remarquable, formant une entité sonore d’une pureté saisissante. Le Dies Irae explose comme un souffle divin : les sopranos transpercent l’air d’un éclat incandescent, tandis que les basses grondent, invoquant un jugement céleste inéluctable. Et puis vient le Lacrimosa, ce moment suspendu, fragile, où Mozart semble déposer sa dernière larme. Les chanteurs viennois y livrent une interprétation bouleversante, toute en retenue. Jamais couverts par l’orchestre, les 80 chanteurs du chœur imposent leur présence par la précision, la puissance maîtrisée et une remarquable unité de souffle. Leur voix est celle d’une multitude, mais c’est l’âme d’un seul homme, Mozart, qu’ils portent jusqu’à nous. Une performance à la fois imposante et intime, qui aura marqué de son empreinte cette ouverture des Chorégies.
Du côté des solistes, la soprano Jessica Pratt fait une entrée retenue, presque discrète. Mais dès les premières mesures, son timbre luxueux, lumineux, s’impose avec naturel. Une voix qui rassure, qui apaise, comme un rayon clair tombant sur la neige – justement alors que celle-ci apparaît dans les projections. Elle incarne à elle seule cette douceur réconfortante dont le Requiem a besoin. Son timbre léger, soyeux, va porter le quatuor vocal avec grâce. À ses côtés, la mezzo-soprano japonaise Aya Wakizono, le ténor russe Dmitry Korchak et la basse sud-coréenne In-ho Jeong, jeune voix déjà remarquée pour sa profondeur et son aplomb, complètent une distribution homogène, équilibrée, au service de la clarté et de l’émotion.
Enfin, comme une épure ultime, vient le bis : l’Ave Verum Corpus chanté dans un silence recueilli. Là, tout s’efface : les tensions, les doutes, les passions. Il ne reste que l’espérance, la tendresse, et l’amour. Le maestro impose alors, d’un simple geste au public, le silence comme s’il fallait à chacun un instant pour revenir du voyage que la musique venait d’offrir, une prière, presque murmurée à l’oreille de l’éternité.
Aurélie Mazenq
28 juin 2025
Mis en images par Enki Bilal
DIRECTION MUSICALE Diego Ceretta
SOPRANO Jessica Pratt
MEZZO-SOPRANO Aya Wakizono
TÉNOR Dmitry Korchak
BASSE Inho Jeong
CLARINETTE Pierre Génisson
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Singverein de Vienne