Dans la foulée des trois représentations scéniques données les 10, 12 et 14 juin à l’Opéra Orchestre Normandie Rouen, la même équipe artistique fait étape au Théâtre des Champs-Élysées pour une unique soirée de concert. On perd donc à Paris la mise en scène, les décors et costumes de Pierre-Emmanuel Rousseau présentés à Rouen, mais on conserve les mêmes forces vocales et musicales.
En tête de distribution, la Semiramide de Karine Deshayes fait forte impression, dans ce répertoire rossinien qu’elle fréquente assidûment depuis plusieurs années. Elle avait en particulier abordé ce rôle à la scène en 2018 à l’Opéra de Saint-Étienne et il est prévu qu’elle ajoute à ses emplois d’opéra rossinien serio celui d’Ermione la saison prochaine à l’Opéra de Marseille. Le timbre conserve son très grand charme dans les passages doux, exprimés avec une exquise musicalité. La mezzo française dispose de réserves de puissance et confère une autorité certaine à ce personnage de reine pour l’ensemble de ses récitatifs. La chanteuse à l’aise aussi dans ses duos ou ensembles, s’exprime par plusieurs notes enflées en fins de phrases, d’un volume régulièrement spectaculaire.
Arsace n’est pas non plus une première pour Franco Fagioli, qui l’avait interprété à Nancy en 2017. Les discussions allaient d’ailleurs déjà bon train il y a huit ans à propos de l’adéquation du formidable contre-ténor argentin aux exigences du rôle. Toujours est-il qu’en 2025, les moyens du chanteur ne sont plus ceux d’alors, en particulier pour ce qui concerne ses extraordinaires aigus stratosphériques qui faisaient merveille. L’interprète reste toutefois unique en termes de précision d’intonation et de vélocité d’exécution des passages les plus fleuris. Mais le registre grave sonne par instants inélégant, lorsque l’instrument passe en voix de poitrine ou voix mixte et appuie dans le grave. L’abattage impressionne encore aujourd’hui, mais le passage entre ses deux registres grave et aigu est devenu peu confortable, au point de pouvoir considérer que l’artiste dispose de deux voix différentes.
Troisième rôle majeur de l’opéra, Assur est exprimé par un chant d’ampleur et parfaitement rossinien par Giorgi Manoshvili. Depuis que nous l’avons découvert pour notre part au festival de Wexford en 2022 dans la rareté La Tempesta de Fromental Halévy, nous suivons avec le plus grand intérêt la basse géorgienne, sans doute actuellement le meilleur héritier du grand Samuel Ramey des années 1980. Manoshvili s’est entre autres produit au festival Rossini de Pesaro (il y sera cet été en Mustafa de L’Italiana in Algeri) et au festival Verdi de Parme, en Attila. La projection vocale est puissante et l’instrument homogène sur toute la tessiture, depuis un grave confortable jusqu’à des aigus vaillants. La vocalisation est suffisamment déliée et son grand air du second acte « Deh ti ferma … Que’ numi furenti, Quell’ombre frementi » représente pour nous le sommet de la soirée, avec les yeux de l’interprète qui roulent pour bien caractériser cette scène de folie passagère.
En Idreno, Alasdair Kent est un ténor léger qui peut convenir, de ce point de vue, au format rossinien. Il met de l’abattage dans ses vocalises et ses extensions vers le suraigu sont spectaculaires, ajoutant d’ailleurs plusieurs notes qui côtoient les cimes, dommage que le timbre soit un peu resserré et avec des sonorités nasales. Son air du premier acte « Ah, dov’è, dov’è il cimento ? » est supprimé ce soir, le chanteur devant attendre « La speranza più soave » du II pour pouvoir s’exprimer en solo. Grigory Shkarupa, qui cumule Oroe et le rôle épisodique de l’ombra di Nino, produit un impact bien supérieur, voix autoritaire, voire sépulcrale par moments et de belle qualité. Natalie Perez et Jérémy Florent complètent en Azema et Mitrane, tandis que les chœurs apportent une contribution de valeur, même en nombre réduit, comme les quatorze femmes qui introduisent l’air « Bel raggio lusinghier ».
On peut être plus partagé pour ce qui concerne la direction musicale de Valentina Peleggi, aux commandes d’un Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen en bonne forme. Dans une gestique démonstrative, la cheffe dessine de forts contrastes de nuances, obtenant du mordant sur les attaques des pupitres de cordes, violoncelles et contrebasses en particulier, et choisissant généralement des tempi rapides. Mais cette grande vitesse d’exécution s’avère régulièrement agressive, comme précipitée, par exemple dans l’introduction de la grande scène de folie d’Assur, certes d’un grand relief mais où on peut avoir l’impression de voyager dans un TGV, sans pouvoir réellement admirer le paysage. La musique vit ce soir, mais avec nervosité pour la plupart des séquences rapides, et nous n’avons par ailleurs pas de réserves à formuler quant aux passages doux et lents, très bien rendus. Ajoutons enfin le bonheur de voir, pour ce concert, des chanteurs sans aucune partition en main… le contraire aurait été étonnant dans la continuité des trois représentations rouennaises.
Irma FOLETTI
17 juin 2025
Direction musicale : Valentina Peleggi
Semiramide : Karine Deshayes
Arsace : Franco Fagioli
Assur : Giorgi Manoshvili
Idreno : Alasdair Kent
Azema : Natalie Perez
Oroe : Grigory Shkarupa
Mitrane : Jérémy Florent
Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen
Chœur accentus / Opéra Normandie Rouen