Notre chroniqueur Hervé Casini a rédigé un article particulièrement développé à propos du Triptyque de Puccini à l’Opéra de Paris.
Nous vous renvoyons à cet article qui traduit avec autant de justesse que de pertinence ce spectacle exceptionnel marqué par la triple incarnation de la célèbre cantatrice Asmik Grigorian1, laquelle a reçu d’interminables applaudissements nourris à chaque représentation et une pluie de roses rouges à la dernière à laquelle nous avons eu le bonheur d’assister et qui restera gravée dans notre mémoire et surement dans celles des milliers de spectateurs qui, en une fantastique standing ovation, l’acclamaient longuement tandis que des larmes coulaient sur ses joues. Un moment bouleversant de l’histoire de l’Opéra !
Asmik Grigorian : la légende vivante de l’opéra au XXIᵉ siècle
Dans l’univers de l’art lyrique il existe, bien entendu, un grand nombre de chanteuses célèbres capables d’attirer le public de l’opéra. Mais il arrive parfois qu’une légende naisse : une artiste hors du commun, un phénomène qui ne se produit qu’une fois par siècle. Telle est, incontestablement, Asmik Grigorian un astre à nul autre pareil.
Au XXe siècle, l’opéra a connu une véritable révolution avec Maria Callas, dont le nom est à jamais gravé dans l’immense univers de la musique lyrique. Par son charisme physique, sa présence scénique et surtout son génie interprétatif elle bouleversa dans les années 1950 les traditions séculaires de l’opéra suscitant au demeurant des passions extrêmes : des admirateurs inconditionnels, mais aussi des amateurs déroutés par ce choc esthétique inédit.
Depuis Callas, il a fallu attendre le XXIe siècle pour que surgisse une autre figure d’une telle intensité, capable de « reconfigurer » à son tour l’univers lyrique : Asmik Grigorian, une artiste d’une intensité dramatique, vocale et physique extraordinaire et inégalée.
Comme le souligne Christof Loy, l’un de ses metteurs en scène de prédilection : « Beaucoup de cantatrices chantent les rôles, Asmik Grigorian, elle, est le personnage. » Il ne s’agit plus en l’occurrence d’une simple interprétation, aussi excellente soit-elle, mais d’une incarnation absolue, viscérale, qui fait de chacune de ses apparitions un événement sur le plan dramatique autant que musical.
Nous avons eu l’occasion à plusieurs reprises de voir et d’entendre Asmik Grigorian dans nombre des plus grandes maisons d’opéra du monde. À Vienne, elle a électrisé le public avec Turandot, conférant à la princesse une autorité apparemment glacée mais paradoxalement fragile et profondément humaine. Aux Arènes de Vérone, dans Madama Butterfly, elle a tiré des larmes aux cœurs les plus endurcis par la sincérité de son engagement, son naturel et sa sobriété exemplaire et la profondeur émotionnelle de son chant ( Et les acclamations à son passage sur la Piazza Bra au sortir de l’oeuvre de Puccini en disent long à titre de reconnaissance de sa célébrité ! ). Au Festival d’Aix-en-Provence, lors d’un récital consacré à Rachmaninov et Tchaïkovski, elle a su conjuguer le raffinement musical, des pianissimi de rêve et un art de dire hors du commun révélant l’ampleur de sa sensibilité. Au Festival de Salzbourg, elle a incarné avec une intensité rare les trois héroïnes – si diverses – du Trittico de Puccini, une Lady Macbeth de Verdi torturée et d’une noirceur fascinante ainsi qu’une Polina vulnérable et psychotique du Joueur de Prokofiev .
Dans l’univers lyrique, quelques artistes marquent leur époque et d’autres, infiniment plus rares encore, la transforment significativement. Asmik Grigorian appartient résolument à cette seconde catégorie. Elle ne se contente pas d’exister dans l’opéra d’aujourd’hui elle le « redéfinit ».
À chaque fois, Asmik Grigorian ne se borne pas à chanter avec une voix où tout est plénitude, clarté de la diction, noblesse de la ligne vocale, souffle inépuisable, timbre d’une musicalité hors pair moirée de superbes couleurs. Elle habite ses rôles, les réinvente même et les transcende par sa présence scénique intense. Elle parvient, comme nulle autre, à conjuguer l’exigence du chant, dans un vaste répertoire qui parait sans aucune limite avec la vérité du théâtre, et une émotion inouïe qui traverse la rampe et bouleverse le spectateur.
L’opéra, avec Callas, était devenu un théâtre vivant, un art charnel et tragique. Depuis, plusieurs générations de chanteuses ont brillé, excellé parfois mais, pendant des années, aucune ne semblait pouvoir égaler cette fusion absolue entre voix, personnage et présence scénique.
Ce que fut Callas au siècle passé, Asmik Grigorian l’est assurément et sans conteste aujourd’hui par cette fusion miraculeuse avec une modernité, une justesse, une sincérité, une force doublée d’une sensibilité qui renvoient les interprétations que l’on croyait définitivement figées à un musée passéiste. Et il nous est donné, une fois encore, d’avoir la chance de vivre cet événement artistique hors du commun !
Christian Jarniat
28 mai 2025