La première apparition d’un opéra de Britten à Lyon remonte à 1948, avec The Rape of Lucretia, seulement deux ans après sa création mondiale. S’ensuivit une curieusement longue période dédaigneuse, puisqu’il fallut parvenir au tout début des années 1980 pour voir surgir puis se succéder d’autres titres à l’affiche, notamment : Albert Herring, The Little Sweep, A Midsummer Night’s Dream, The Turn of the Screw ou Death in Venice. Malgré tout, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’on atteignit enfin 2014 pour se décider à jouer le chef-d’œuvre lyrique majeur du compositeur britannique. Une réussite totale compensa alors l’invraisemblable attente, au point que nous appelions de nos vœux une reprise. Hélas, bien qu’effective ce printemps, elle ne s’opère pas absolument dans les conditions souhaitables.
Loy n’assène que son indigente subjectivité
En avril 2014, nous avions rendu compte dans Lyon-Newsletter.com du spectacle accompli signé par Yoshi Oida, frisant la perfection absolue ! Par conséquent, l’actuelle série de représentations posent cruellement question : cette production approchant l’idéal a-t-elle été détruite ? Dans le cas contraire, pourquoi n’avoir pas choisi son retour ? En ces temps de disette, où chaque Euro compte, un tel choix n’eût-il pas été plus approprié que d’inviter cette douteuse scénographie du Theater and der Wien, surtout au regard du résultat obtenu ?
Invraisemblablement récompensée en 2016 par un prix aux International Opera Awards, elle prouve surtout à quel point le jury de cet organisme brille par sa méconnaissance des sujets qu’il est sensé arbitrer ! Car, submergée par une foule d’ingrédients à la sauce Regietheater, ladite scénographie s’avère pénible à regarder voire, parfois, génératrice d’ennui. Énumérons pêle-mêle ses… trésors d’originalité : actualisation revendiquée ; décor (décor ?!?) unique : un espace clos de toutes parts avec scène en plan incliné accentué ; seuls objets présents : un lit et des chaises, que l’on empile ou envoie valdinguer dans des moments de rage inappropriés ; maints effets caricaturaux ; moult poncifs (institutrice et veuve, Ellen Orford est forcément une “coincée”, chignonnée, petites lunettes à l’appui) ; direction d’acteurs fouillée au bistouri, mais où tout sonne faux, tant la gestique relève d’une interprétation subjective, systématiquement à l’opposé du réalisme (une marotte chez Christof Loy) ou du naturel. Vainement on cherche une signification dans les évolutions et déplacements savamment calculés des masses. Quant aux solistes : accumulation des gestes brutaux imposés à certains (constamment aux bords de la crise de nerfs, même si rien ne le justifie dans le texte), platitude ringarde pour d’autres, présence d’aucuns sur scène lorsqu’ils doivent en être absents… toute cette saturation d’incongruités asphyxiantes suinte l’absence de créativité, l’étalage d’inculture – sinon d’acculturation – dont se repaissent les bobos gonflés de suffisance, n’ayant jamais mis le nez dans The Borough, publié par George Crabbe en 1810.
Dans un livret où la clef du drame se situe dans une persévérante ambiguïté énigmatique, Loy n’assène que son indigente subjectivité. Pour lui, l’homosexualité du rôle-titre est certaine. Soit, mais, dans ce cas, faut-il l’étendre au vieux et sage Capitaine Balstrode ? Faut-il, surtout, transformer l’enfant en un jeune homme à la dégaine allumeuse façon “petite frappe”, ce qui annihile l’émoi ?1 Faut-il dénaturer jusqu’au rôle secondaire d’une Mrs Sedley, qui, au lieu d’une médisante bigote refoulée fielleuse, devient une pitoyable pauvre petite vieille échappée d’un Ehpad ? Faut-il, enfin, étaler du n’importe quoi à hautes doses et, surtout, susciter des questions auxquelles on n’apporte aucune réponse ? Tout cela reste d’une froide et désespérante vacuité (au propre comme au figuré), relevant d’une attristante mystification. Seul le tableau conclusif – avec suggestion d’une vague grève littorale – sauve la mise, apportant trop tardivement une touche d’émotion. En résumé, la seule dérisoire prouesse du sieur Loy consiste à rendre incohérent un opéra majeur, qu’on a jamais vu à ce point déconstruit, décousu, dépourvu de sens par rapport à sa substance originelle même, dont, pour couronner le tout, la fondamentale composante maritime se trouve reléguée… aux oubliettes !
Authentique performance chez Sean Panikkar, Grimes déjà légendaire
Le pensum du compte-rendu visuel évacué, l’évocation des sensations auditives porte vers des données infiniment plus enrichissantes. Honneur au rôle-titre tout d’abord. Justement distingué à Salzbourg l’été dernier dans Le Joueur de Prokofiev2, le ténor Sean Panikkar s’affirme d’ores et déjà légendaire en Peter Grimes. Nous pourrions reprendre mot à mot la description qu’en fit alors Christian Jarniat : « Panikkar remplit son contrat au-delà de toute espérance en donnant à son personnage névrotique un indéniable impact où sa force et sa conviction ne sont prises à défaut à aucun moment ». Ajoutons qu’en l’espèce, sa composition visuelle, hallucinante autant qu’hallucinée, subjugue en s’alliant à un matériau vocal des plus substantiels. Jusqu’à présent, deux lignées d’interprétations prévalent pour ce personnage : celle d’un Peter Pears, ténor lyrique créateur du rôle et celle d’un Jon Vickers – que Britten n’apprécia guère – versant ténor dramatique. Passionnante, celle proposée par Sean Panikkar ouvre une troisième voie, médiane : l’art d’un ténor héroïque. À la condition d’écarter les cris expressionnistes superflus qui pourraient l’abîmer, sa voix chaude et naturellement puissante accède aussi aux plus subtiles nuances, car constamment bien conduite. Si rarement nous aurons vu un Grimes dont l’aliénation semble aussi évidente, les névroses patentes, dans un jeu à couper le souffle, on l’entend aussi : généreux, tout en déjouant les pièges. Sensibilité à fleur de peau, endurance, sincérité, dons d’acteur émérite, tout concourt à forger l’authentique performance chez cet éminent artiste, dont l’évolution à court terme sera à suivre de très près.
Par chance, il a en face de lui une Ellen Orford superlative, incarnée par Sinéad Campbell-Wallace. Habituée d’Elsa, Senta ou Salome, cette prodigue soprano grand-lyrique aux moyens opulents ne fait qu’une bouchée des interventions d’un personnage tellement empathique, mais souvent déficitaire en consistance chez certaines devancières. Perceptiblement contrainte par la scénographie mais vocalement rayonnante, elle s’impose, sur ce plan et pour notre part, rien moins que telle la meilleure titulaire entendue sur le vif en près d’un demi-siècle.
Seul rescapé du cru 2014, Andrew Foster-Williams nous faisait écrire, à l’époque : « Si l’on a pu ouïr des Captain Balstrode plus sonores (l’inoubliable Sir Geraint Evans au premier chef !), force est de reconnaître que le jeune baryton-basse affiche une présence autant qu’une humanité exceptionnelles. Les moyens sont imposants et la musicalité exemplaire ». Onze ans plus tard, l’usure constatée ainsi qu’un furtif grisonnement du timbre nuisent à la portée escomptée. Les moyens demeurent corrects, bien employés mais l’aura a disparu, il est vrai gangrénée par les incongruités comportementales imposées dans l’absconse mise en scène.
Question rôles secondaires, l’expertise aboutit à un résultat mitigé. Tandis que Carol Garcia confère une vraie consistance à Auntie, que ses deux “nièces” – confiées à Eva Langeland Gjerde et Giulia Scopelliti – constituent un luxe (profitant à l’inoubliable quatuor féminin concluant le 1er Tableau du II), l’on descend un cran en-dessous avec Mrs Sedley. Remplaçant Anne-Sophie von Otter – d’abord annoncée dans ce rôle de composition relevant du contralto de caractère – Katarina Dalayman, empêtrée dans ce qu’on lui impose en chiche gestuelle inappropriée, lutte en vain contre le souvenir d’une Rosalind Plowright, éblouissante en 2014.
Côté messieurs, les seconds emplois se trouvent dominés par l’impressionnant Hobson confié à Lukas Jakobski, articulant et projetant loin le son avec une aisance confondante. Juste un degré en-dessous, se situe le sonore Swallow de Thomas Faulkner. Soulignons les interventions toujours efficientes délivrées par Erik Årman, Filipp Varik et Alexander de Jong, respectivement en Révérend Adams, Bob Boles et Ned Keene.
Avec Wayne Marshall, les contrastes se révèlent accusés, au-delà du résultat obtenu par son prédécesseur
Fait important à souligner, les emplois les plus épisodiques sont confiés à des artistes du chœur. À ce titre saluons plus particulièrement autant que respectueusement les fort dignes prestations des six villageois, dévolus à Paul-Henry Vila, Paolo Stupenengo, Didier Roussel Kwang Soun Kim, Yannick Berne et Antoine Saint Espes. Stupéfiants de présence, tous parviennent à métamorphoser ces simples silhouettes en véritables individualités.
Soigneusement préparés par Benedict Kearns, leurs partenaires des chœurs – voix féminines et masculines confondues – s’affirment avec une prodigieuse aisance. Mis à part l’écueil d’un mordant associé à une puissance tout autant en déficit question saillance qu’en 2014 dans le crucial passage « Old Joe has gone fishing », ils s’avèrent époustouflants de conviction, de qualités timbriques, idiomatiques au possible. De surcroît, pour cette édition 2025, ils sonnent désormais plus chatoyants en coloris, avec une observation étudiée des nuances dynamiques en progrès, davantage peaufinée que naguère.
Pour la direction d’orchestre, Wayne Marshall assume une lourde responsabilité en succédant à Kazushi Ono, dont nous évoquions, en 2014 : « une vision très analytique mais jamais improductive. Tous les pupitres en bénéficient sans exception […], les couleurs obtenues sont ahurissantes, la palette inouïe, l’endurance des instrumentistes formidable ». Wayne Marshall – dont nous avions vivement apprécié le travail soigné dans le Candide de Leonard Bernstein ici même en décembre 20223 – propose une approche sensiblement différente. Un peu rugueuse au début, puis progressivement tournée vers l’impressionnisme, elle se révèle en fin de compte plus poétique. Une élégance souveraine souligne fréquemment le galbe des sections propices à l’épanchement mélodique. Néanmoins, les contrastes se montrent accusés au-delà du résultat obtenu par son prédécesseur. Aux sections raffinées jusqu’à l’opalescence, magnifique modelé à l’appui, il oppose, dans les moments tragiques ou offensifs, une crudité au scalpel, un éclairage rude, une pression sonore reflet des heurts psychologiques. Son entente avec nos instrumentistes, l’inspiration qu’il sait leur communiquer, l’enthousiasme qu’il transmet, mériteraient une nouvelle invitation à l’avenir !
Grâces soient rendues aux forces musicales maison. À l’opposé d’une mise en scène navrante, arrogante, prétentieuse, obscurcissant la signification d’un ouvrage hors normes, elles le servent avec professionnalisme et distinction. Tant qu’elles resteront fidèles au poste, la pérennité des chefs-d’œuvre demeurera garantie en ces lieux.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
13 Mai 2025.
1 Le personnage muet est ici incarné par un danseur
2 Voir la critique de Christian Jarniat : https://resonances-lyriques.org/festival-de-salzbourg-2024-un-fascinant-joueur-de-sergei-prokofiev/
3 Voir critique parue dans la revue L’Opérette, N°206 de Février 2023
Réalisation :
Direction musicale : Wayne Marshall
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Mise en scène : Christof Loy
Collaboration artistique : Georg Zlabinger
Scénographie : Johannes Leiacker
Costumes : Judith Weihrauch
Lumières : Bernd Purkrabek
Chorégraphie : Thomas Wilhelm
Orchestre & Chœurs de l’Opéra National de Lyon
Distribution :
Peter Grimes : Sean Panikkar
Ellen Orford : Sinéad Campbell-Wallace
Captain Balstrode : Andrew Foster-Williams
Mrs Sedley : Katarina Dalayman
Auntie : Carol Garcia
1ère Nièce : Eva Langeland Gjerde*
2de Nièce : Giulia Scopelliti**
Ned Keene : Alexander de Jong*
Bob Boles : Filipp Varik*
Swallow : Thomas Faulkner
Révérend Adams : Erik Årman
Hobson : Lukas Jakobski
John, l’apprenti : Yannick Bosc
1er Villageois : Paul-Henry Vila***
2ème Villageois : Paolo Stupenengo***
3ème Villageois / Un Homme de loi : Didier Roussel***
4ème Villageois : Kwang Soun Kim***
5ème Villageois : Yannick Berne***
6ème Villageois / Un pêcheur : Antoine Saint Espes***
Une pêcheuse : Karine Motyka***
Soprano solo : Pascale Obrecht***.
*Solistes du Lyon Opéra Studio 2024-2026
**Soliste du Lyon Opéra Studio 2022-2024
***Artistes des chœurs de l’Opéra de Lyon.