Avec Carmen, cour d’assises l’Opéra de Limoges poursuit son investigation autour du mythe de Carmen commencée avec Carmen, un piano dans la montagne (et divers concerts) et qui s’achèvera en juin avec un spectacle itinérant de l’opéra Carmen, opéra-paysage dans la mise en scène de Jeanne Desoubeaux.
Le spectacle bénéficie de plusieurs collaborations, la plupart axées sur la création contemporaine rendue indispensable au renouvellement de l’art lyrique (Cnie MPDA, réseau ENOA d’Aix-en-Provence, La Chapelle Musicale Reine Élisabeth…), mais aussi sur les interrogations socio-culturelles que porte le projet aussi bien que sur les canaux musicaux chargés de les traduire.
Un véritable opéra sur la longueur
Carmen, cour d’assises se présente comme une suite à l’opéra de Bizet placée sous les auspices du droit et de la justice, le « crime passionnel » ne pouvant plus être interprété de nos jours que comme un féminicide. On sait que plusieurs mises en scène de Carmen ont cherché à porter ce regard dans la dramaturgie modifiée en conséquence de l’opéra lui-même, avec le risque de défigurer l’ouvrage qu’on peut interroger autrement. Dans Carmen, cour d’assises, c’est au procès du meurtrier Don José qu’on assiste. Alexandra Lacroix, la conceptrice et metteure en scène du spectacle, a voulu une œuvre lyrique alternative où les pièces du procès de Don José sont fournies par l’opéra de Bizet, les projections qu’il autorise, mais sous l’angle de l’analyse des faits passés souvent inaperçus et de la mise en lumière de la personnalité de l’inculpé non enjolivée, l’émotion ne devant plus occulter la réalité.
La représentation du procès nécessitait l’écriture d’une partition contemporaine, demandée à la compositrice d’origine singapourienne Diana Soh, pour servir de trame à l’ensemble et apporter un contrepoint moderne à la musique du dix-neuvième siècle (cette dernière étant néanmoins réorchestrée pour des raisons d’effectif et plus globalement de cohérence musicale). Le spectacle est en effet fondé sur la remémoration des pages de l’opéra pour les deux tiers de sa durée et sur une composition moderne pour la procédure judiciaire.
La partition originale particulièrement brillante est fondée sur une appropriation très personnelle par la compositrice de la dissonance et de l’harmonie. La réorchestration de Bizet assure une fluidité entre les deux langages au plan formel mais aussi mélodique, la traduction de la procédure, par-delà sa modernité, empruntant aux musiques du vécu et de l’émotion. C’est bien ce qu’en dit Diana Soh dans la plaquette de présentation : « Mon rôle est de rendre cette matière appétissante musicalement pour qu’on puisse entendre les enjeux de cette situation tragique où on dévoile le meurtre, et pour accepter cela sur toute la durée de l’opéra. »
Mise en scène et scénographie
Le procès de José ne se déroule pas de façon conventionnelle ; il est inscrit dans une véritable dramaturgie théâtrale qui bouleverse l’ordre des numéros de l’opéra auquel il emprunte. La scénographie et la mise en scène décentrent plusieurs fois le sujet, permettant d’éviter le danger de la pièce à thèse. La metteure en scène Alexandra Lacroix est soucieuse de faire vivre un vrai discours théâtral où les décors (Mathieu Lorry-Dupuy), les costumes (Olga Karpinsky), les lumières (Flore Marvaud) et la vidéo (Jérémy Bernaert) prennent une place majeure.
Dès l’ouverture un groupe de paroles déclenché par le féminicide ramène à la surface les pires préjugés et les dénis sur les violences dans le couple. Le décor de la salle d’audience n’est ensuite qu’approximativement réaliste ; le juge ne quitte pas la fosse d’orchestre et n’apparaît que sur écran ; le désordre gagnera le tribunal, lorsque Frasquita et Mercedes détournent la lettre envoyée par sa mère à José, motivant la suspension de séance. On aura entendu auparavant les expertes judiciaires dévoiler la personnalité détraquée de l’inculpé, et à l’appel des témoins le personnage emblématique joué par Micaëla, saisi du syndrome de la Tourelle, énumérer tous les éléments prétendus à décharge concernant celui qui a par son arrestation provoqué chez elle un choc post traumatique. Le duo du premier acte de l’opéra en quasi collage est placé sous le signe des rapports troubles entre les deux personnages où la mère est omniprésente, notamment dans la transmission érotique du baiser.
Après l’interruption de séance l’action se déplace dans une salle des pas perdus du tribunal où continuent à se libérer les paroles, sur la musique des cigarières, puis des sistres. Avant la reprise de l’audience à proprement parler le tableau de la cellule sera un des moments clef de l’ouvrage. L’air de la fleur, puis le duo très tendu Carmen / José est déjà symptomatique en lui-même ; mais c’est surtout à une polyphonie impressionnante des voix qu’on assiste : l’emportement totalement hystérique de Micaëla s’en prenant à l’accusation et les voix à charge de Frasquita et de Mercedes éclairant de façon neuve les éléments exhumés dans le parcours de l’inculpé. La contradiction est concrétisée par les deux José alors dans la cellule, celui du passé et celui soumis présentement au droit, celui de l’émotion et celui censé rendre des comptes. Enfin retour à la procédure avec l’intervention d’Escamillo dont le duo avec José constitue dans l’opéra la dernière altercation avant le meurtre. Là encore éclairage exécutoire. Les plaidoiries de l’accusation et de la défense qui suivent après une dernière intervention des expertes légistes sont superposées et font se télescoper les argumentaires.
Cette mise en scène nous plonge dans un univers juridique avec lequel le jeu prend ses distances : par deux fois le discours des expertes tourne à la bouffonnerie, sans amoindrir la portée des faits (on a un détour similaire dans Ubu Roi de Jarry) ; les plaidoiries finales surlignées et mécaniques pourraient tourner elles aussi au psittacisme sans leur force intrinsèque de conviction ; autre effet théâtral, la dernière rencontre du meurtrier avec son destin se joue au jeu d’échecs !
Le meurtre de Carmen est bien constitutif d’un féminicide : tout démontre un acte impossiblement passionnel, la personnalité sombre de José (qui a tué une première fois), sa « rigidité psychique », l’acte lui-même prémédité (dans l’opéra de Bizet il rode dans le quartier des arènes avant d’agresser Carmen), dérivé de tendances perverses et narcissiques. La jalousie est débarrassée de ses transfigurations littéraires.
La distribution
L’ouvrage est défendu par une équipe de jeunes interprètes très impliqués et soudés dans la production, plusieurs étant passionnés par le théâtre musical et la création contemporaine.
Dans le rôle de Carmen Anne-Lise Polchlopek, déjà très réclamée à l’international, possède les couleurs raffinées et la ligne de chant idéale propres à incarner celle qui sans consentir repousse dans le champ de la pulsion meurtrière son éphémère partenaire.
Angèle Chemin déploie une voix puissante et bien projetée dans une Micaëla jouée dans toutes ses dimensions, puis d’une avocate de la défense plus institutionnelle, mais non moins déchaînée. Le passage du chant spasmodique au legato de la mélodie est une pure réussite.
François Rougier auquel incombent les tubes de l’opéra de Bizet est un José au chant superbement articulé ; mais le « comme à l’opéra » laisse percevoir les affects d’un personnage inscrit dans une trajectoire possessive et violente.
Il partage son rôle avec celui du José l’accusé et incarcéré, maintenu derrière une vitre, mais également projeté sur écran, où l’expressivité domine ; le dédoublement permet à Xavier de Lignerolles de donner à son rôle l’impact cultivé dans le théâtre musical pour imposer le personnage sous le coup de la justice. La distribution ne saurait mieux servir la proposition d’écriture du livret et de mise en scène.
L’émission maîtrisée et l’élocution mordante de René Ramos Premier font d’Escamillo un personnage symbolisant l’instrument implacable du destin. L’interprète aura dans un autre rôle joué en excellent comédien l’incarnation des forces de l’ordre.
Le Président du contre-ténor William Shelton, en résidence à la Chapelle Musicale Reine Élisabeth, est des plus prégnants. La voix bien timbrée interpelle.
Les autres rôles apportent une science du chant et du jeu : le mezzo étendu de Rosie Middleton dans Mercedes ressort sur le soprano agile d’Élise Chauvin dans Frasquita ; les deux interprètes retrouvent dans les deux numéros des trois expertes Anne-Emmanuelle Davy, cette dernière étant également une procureure investie et vocalement remarquée.
L’ensemble contemporain Ars Nova semble vraiment à l’aise avec la relecture de Bizet et bien évidemment le langage contemporain de Diana Soh ; il est dirigé par Lucie Leguay que nous avions déjà chroniquée tout à son avantage dans les Sentinelles et qui sait comme nulle autre faire entrer le public dans une partition hybride mais globalement moderne.
La production très applaudie a remporté un grand succès.
Didier Roumilhac
3 avril 2024
Direction musicale : Lucie Leguay
Conception, livret et mise en scène : Alexandra Lacroix
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy
Costumes : Olga Karpinsky
Lumières : Flore Marvaud
Vidéo : Jérémy Bernaert
Carmen : Anne-Lise Polchlopek
Franck, Don José : François Rougier
Carlos, Escamillo : René Ramos Premier
Micaëla, avocate de la défense : Angèle Chemin
Ludovic, José l’accusé : Xavier de Lignerolles
Laura, Frasquita, experte : Élise Chauvin
Béatrice, Procureure, experte : Anne-Emmanuelle Davy
Jean-Luc, Mercedes, experte : Rosie Middleton
Président : William Shelton
Ensemble Ars Nova (13 instrumentistes)