Le binôme Cavalleria Rusticana / I Pagliacci, instauré par la tradition pour des raisons pratiques de durée et d’identité de scénographie, d’atmosphère, constitue à peu près tout ce qui survit de l’esthétique vériste en vogue au tournant du vingtième siècle.
La couleur locale en est un des éléments constitutifs. Le chant en dialecte sicilien glissé au cœur du prologue en est le plus frappant exemple. C’était un temps où les plateaux de théâtre jouaient un rôle documentaire rendu bien obsolète depuis longtemps. Pour le public contemporain, gorgé d’images de tous horizons, le réalisme scénographique prend forcément des allures de carton-pâte et d’artifice. Nous n’avons ni le regard, ni les attentes des publics du temps de la création. Si couleur locale il y a, la musique suffit en assumer la présence avec plus de force poétique qu’une illustration appliquée. Aller au-delà de l’anecdotique folklorisant est donc, dans ces conditions, une nécessité clairement enfourchée par cette production de l’Opéra de Saint-Étienne avec la mise en scène de Nicola Berloffa.
On s’en aperçoit non sans quelque appréhension au lever du rideau sur Cavalleria. Sans vraiment de surprise on plonge dans l’atmosphère bien connue de l’esthétique friche industrielle, avec rouille obligée et mobilier de réforme de caserne ou d’école primaire désaffectée et caisses de bois. Le glauque est au rendez-vous, avec une chambrée de femmes en posture d’abattement moral et physique, rejointes, à l’ouverture d’un impressionnant portail métallique d’entrepôt, par autant de figures masculines, de noir chapeautées, façon mafieux en roulage de mécaniques, le tout sur la guillerette, pimpante et clinquante musique de Mascagni. Perplexité donc, accrue par l’intervention d’une Santuzza sombre à souhait, visiblement enceinte et qui vocalement glisserait plutôt du côté de Clytemnestre.
Pourtant le dépouillement du plateau, l’enfermement géométrique entre des parois oppressantes ménageant des ouvertures vers un dehors imprécis mais tout de lumières laisse paradoxalement surgir un espace purement dramatique, pour ne pas dire tragique, né des tensions entre les personnes des protagonistes. La gestion des placements et déplacements, la maîtrise plastique des gestes et des postures est réglée avec une efficacité impressionnante, jamais artificielle. Les interprètes boostés par une très sensible direction d’acteurs trouvent l’essence archaïsante de l’école vériste. C’est absolument le contraire de la superficielle couleur locale. La seule concession est l’apparition assez hiératique de la procession pascale. Dans cette configuration les chœurs deviennent chœur au singulier accroissant encore l’atmosphère tragique.
La Santuzza de Julie Robard-Gendre est l’incarnation-même de la tragédie de l’abandon, portée par un chant sombre et puissant en intensité (dans tous les sens du terme) aux dépens peut-être de la déclamation sous-jacente à la ligne vocale et à langue italienne.
Face à elle Tadeusz Szlenkier, tout aussi vocalement musclé, possède un timbre lumineux, homogène sur toute la tessiture. Aidé par la mise en scène son « Voi lo sapete, o mamma » échappe à la fois au forte à volonté et à la pleurnicherie pour trouver des accents humains, grâce justement au recitar cantando dû à la belle articulation.
Valdis Jansons dans Alfio paraît un peu en retrait confronté au déluge de décibels des deux précédents. Cela n’ôte rien à ses qualités. On voit s’inverser la tradition et c’est un Alfio tout en nuances qui affronte un Turiddu tout d’une pièce. La légèreté naïvement inconséquente de Lola est finement portée par Marion Vergez-Pascal et un « fior di giagioli » tout en clartés. Plus que tout autre personnage la mamma Lucia de cette production échappe au cliché, celui de la veuve méditerranéenne en l’occurrence. C’est une femme encore jeune, et soucieuse de son aspect, peut-être la plus lucide de cette histoire. Doris Lamprecht lui prête un chant solide et nuancé qui sait être puissant le moment venu. Son visage au dernier instant est celui-même du masque de la tragédie. L’effet est saisissant.
Le même dispositif scénique est en place pour I Pagliacci, à cela près qu’au centre de l’espace se dresse un ring de boxe. La perplexité est la même au lever du rideau comme pour Cavalleria. On se demande où l’on est parti. Comme précédemment, et par la vertu de l’intelligence de la mise en scène, une fois la période d’accoutumance passée, l’efficacité de l’option se déploie. I Pagliacci, le beau prologue le proclame clairement, est sous-tendu par une interrogation sur la nature du théâtre et son rapport avec la vie. On n’a pas assez souligné le pirandellisme avant la lettre de Leoncavallo avec son théâtre dans le théâtre. Tout repose sur les enchâssements. C’est ici le carré du ring, enchâssé dans l’espace clos décrit plus haut, lui-même enchâssé sur le plateau du théâtre.
Les cordes qui délimitent le ring se révèlent d’une efficacité dramaturgique inattendue. Dans leurs oscillations, dans leur fonction de délimitation qui peut se franchir ou non, qui retient mais peut se dérober, elles offrent des possibilités de jeu elles-mêmes chargées de sens. Il suffit de voir Nedda-Colombine, passer de l’autre côté des cordes, s’y cramponner, ou de voir le corps de Silvio affaissé entre deux cordes pour percevoir, consciemment ou non, toute la puissance de ces jeux.
Tadeusz Szlenkier ne se ménage pas plus ici que dans Cavalleria. Il en a les moyens et ceux-ci correspondent peut-être mieux à Canio qu’à Turriddu. Son chant heureusement laisse de côté les traditions frelatées de cris étranglés et de sanglots hoquetants, les siens sont quasi chantés. La mise en scène libère son « vesti la giubba » de l’illustration mimétique et lui permet d’en donner une interprétation sans fard.
Face à lui Vladis Jansons, après un prologue remarquable de finesse et de clarté, compose un Tonio inquiétant dont le visage se fait masque. Il est aidé en cela par le choix de costumes et de maquillage dans le style cabaret mitteleuropa. Le chant tout en nuances, porté par une voix bien timbrée est tout au service de l’efficacité dramatique. C’est également le cas d’Alexandra Marcellier qui met un chant très maîtrisé au service d’un personnage dont les rêves d’envol se brisent contre la violence de la possession. Sa Colombine est impressionnante de vérité.
Matteo Loi est exactement l’interprète du Silvio de cette Nedda. Son chant ne manque pas d’élégance et fait bel effet dans toutes ses interventions. Quant à Marc Larcher, il apporte la touche de bouffonnerie ambiguë qui convient à Beppe.
On a pu dire du vérisme que c’était l’esthétique du coup de poing. L’intervention en forme d’intermèdes de deux boxeurs sur le ring n’est finalement pas dérangeante. La lecture allégorique n’en est pas compliquée et permet de contourner habilement la difficile gestion scénique des chœurs. Comme à l’habitude ces derniers se montrent tout à fait à la hauteur par leur maîtrise technique et leur engagement. Les enfants de la Maîtrise de la Loire y tiennent efficacement leur place.
Dans cette proposition de mise en scène, le rôle du discours orchestral grimpe d’un cran. Clairement Christopher Franklin est dans son élément tant avec Mascagni qu’avec Leoncavallo. Son interprétation est marquée par le maintien d’une atmosphère qui ne néglige jamais le musical au profit du dramatique. L’intermezzo de Cavalleria, attendu, est porté par un allant retenu qui donne à savourer le détail coloriste. Les bois y interviennent avec une finesse comme évidente. La fatalité n’y est pas appuyée mais intégrée dans une sorte d’impassibilité lumineuse de la nature au matin de Pâques. La symbiose avec la mise en scène, est convaincante. Il convient de souligner le rôle crucial joué dans cette symbiose par les subtilités de la lumière de Valerio Tiberi. Les verrières de toit qui ouvrent au-dessus du plateau sur le monde permettent (entre autre) à la lumière de jouer pour l’œil ce que joue l’orchestre pour l’oreille. Le passage de Nedda du soleil triomphant à son effacement est d’une belle portée.
La représentation a été précédée par un hommage, rendu par l’actuel directeur général et artistique de l’Opéra de Saint-Étienne Éric Blanc de la Naulte, à Jean-Louis Pichon décédé quelques jours auparavant. Le public qui n’a pas oublié les vingt-cinq ans qu’il a consacrés à la conduite et au rayonnement de cette maison et son travail de metteur en scène de grand talent, lui a réservé de longs applaudissements.
Gérard Loubinoux
9 mars 2025
Direction musicale : Christopher Franklin
Mise en scène, costumes : Nicola Berloffa
Décors, scénographie : Andrea Belli
Lumières : Valerio Tiberi
Chorégraphie, assistance à la mise en scène : Luigia Frattatoli
Cavalleria Rusticana
Santuzza : Julie Robart-Gendre
Mamma Lucia : Doris Lamprecht
Lola : Marion Vergez-Pascal
Turiddu : Tadeusz Szlenkier
Alfio : Valdis Jansons
I Pagliacci
Nedda : Alexandra Marcellier
Canio : Tadeusz Szlenkier
Tonio : Valdis Jansons
Silvio : Matteo Loi
Beppe : Marc Larcher
Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire
Chœur Lyrique Saint-Etienne Loire, direction Laurent Touche
La Maîtrise de la Loire, Direction Jean-Baptiste Bertrand