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Eugène Onéguine de Tchaïkovski, Opéra national de Lorraine, Nancy, L’ÂME D’UN POÈTE : LENSKI EN SA SPLENDEUR

Eugène Onéguine de Tchaïkovski, Opéra national de Lorraine, Nancy, L’ÂME D’UN POÈTE : LENSKI EN SA SPLENDEUR

vendredi 28 février 2025

©Jean-Louis Fernandez

Composé à l’été 1877 pendant la crise personnelle qui ébranla Tchaïkovski – son mariage catastrophique avec Antonina Milioukova qui aboutit à une séparation alors même que l’œuvre, écrite aux deux tiers en un mois à peine, n’était pas achevée – l’opéra Eugène Onéguine fait trop souvent l’objet d’un malentendu. Si les quatre premières scènes furent bel et bien testées au conservatoire de Moscou, suivies d’une production complète avec les étudiants trois mois plus tard, en 1879, l’œuvre prit rapidement le chemin des plus grands théâtres, et deux ans plus tard c’est le Bolchoï qui proposa la première production professionnelle. Eugène Onéguine a ainsi souvent été associé à des voix “légères” de jeunes apprentis chanteurs, alors même que la production étudiante de la création n’était qu’un essai, et que les voix russes, fussent-elles jeunes, ont fort souvent un format ignoré des plus grands conservatoires européens ! Reste, évidemment, cet angle intimiste : mais un regard porté sur la partition suffit à se convaincre que si l’éventail des nuances imposé aux voix appelle un soin particulier pour ne jamais qu’elles soient à ces instants précis couvertes par un flot orchestral tonitruant, le compositeur appelle aussi des éclats sans retenue pour les trois interprètes centraux, comme pour l’orchestre.

Sur ce plan, la production proposée à l’Opéra national de Lorraine de Nancy, souvent très excitante et émouvante, laisse quelques regrets. Passons sur la mise en scène, qui ne mérite ni dithyrambe ni opprobre ; elle n’est ni franchement traditionnelle, ni révolutionnaire. Une jolie idée : l’écriture de la lettre dans l’air. Une idée éculée et plus plate : la présence continue d’un vieux figurant en guise de fil gris. Rien qui, en tout cas, n’entrave les plaisirs musicaux ! La mise en place musicale opérée par Marta Gardolińska n’appelle, en effet, aucun reproche, et tous les pupitres de l’orchestre donnent le meilleur d’eux-mêmes – avec quelques soli de grande beauté, des traits de violoncelle vibrants, des cuivres sonnant sans trébucher. Les ensembles, parfois bien complexes, sont réglés au cordeau. Sous la houlette de Guillaume Fauchère, les chœurs eux-mêmes, très investis, sonnent de belle manière – malgré quelques voix féminines plus dures. Mais si toutes les séquences très intimes de la partition trouvent un répondant favorable à cette approche douce, tendre, feutrée, soyeuse et scintillante, les moments plus exaltés voire débordants de passion manquent à nos oreilles de fièvre, de tension et d’éclat – ils préfigurent d’une certaine manière les folies de la Dame de Pique ! A titre d’exemple, le fouetté qui lance la scène de la lettre, le bruit et la fureur dans le paroxysme qui achève le quatrième tableau, les désespérances proches de l’hystérie à la fin du duo conclusif manquent de flamme, presque de son pourrait-on écrire. La fosse de ce théâtre, le poids de son orchestre ne permettent certes pas de faire jaillir des torrents de décibels, mais le phrasé lui-même aurait pu gagner en tension, en resserrement de la ligne. De la belle ouvrage, malgré cette réserve.

Sur le plateau, que de joies ! A commencer par tous les seconds plans, remarquables à divers titres : Triquet plein de finesse et d’esprit dans la ligne de François Piolino, dont la diction donne ses justes couleurs aux mots français ; Zaretski et capitaine fringants et bien chantants de Joé Bertilli, Filipievna de belle ampleur, avec un timbre capiteux et une présence d’un naturel confondant incarnée par Julie Pasturaud, tandis que Sophie Pondjiclis défend avec émotion et une voix mordorée du plus bel effet sa tendre Filipievna. L’Olga d’Héloïse Mas possède une vraie intensité et émeut comme il se doit, même si la voix accuse plus de disparités que ses collègues.

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©Jean-Louis Fernandez

Grémine est un rôle à la fois ingrat (quelques phrases, un air, et puis s’en va !) et merveilleux (l’air lui-même, justement, parcours de vie résumé en un grand orgue qui déploie toutes les facettes expressives de ses tuyaux le temps de quelques phrases presque toutes plus sublimes les unes que les autres !). Adrien Mathonat ouvre la bouche et ce sont les souvenirs de Talvela et de Kurt Moll qui surgissent, rien de moins. L’allure, fraîche et imposante, est bien celle de ce jeune général trop souvent confondu avec quelque Bartolo alla russa. Dans son beau costume bleu, avec une verticalité que son titre militaire impose, Mathonat capte l’attention dès qu’il paraît. Sa manière de phraser son air – la reprise piano est une pure merveille – l’intensité qu’il met dans son chant, notamment lorsqu’il évoque, sans jamais déborder vers le cri facile ou le parlando hors style, les lâches, les malveillants, les médiocres qui l’entourent, chant qui trouve d’autres couleurs à même intensité pour dépeindre l’amour qu’il éprouve pour sa Tatiana nimbée de lumière, l’ambitus de la voix, enfin, jusque dans l’ultime phrase et sa descente à la cave – laquelle ne perd ni en projection ni en couleur ni en densité, permettent de parler de révélation. Un moment suspendu.

A l’inverse, Enkeleda Kamani aborde Tatiana avec trop de précautions et certaines limites dynamiques imposées par son instrument. La voix, jolie en diable, demeure celle d’une Susanna, d’une Pamina, d’une Ilia. Dans les contours délicats des moments d’abandon, l’interprète, sensible et appliquée, donne le change. C’est vrai dans la partie centrale de la “lettre”, dans les ensembles du début, dans l’évocation du passé au cours du duo final – duo dans lequel elle ne parvient pas vraiment à devenir cette princesse qu’Onéguine peine à reconnaître, ni physiquement, ni vocalement car le poids manque, même dans la douceur. Mais sitôt que Tchaïkovski fait appel à une vraie intensité, les aigus manquent d’ampleur naturelle et le grave ne répond pas. Une peau satinée, mais pas de chair. Un timbre laiteux, mais pas d’ombre, en somme. Quand Tatiana évoque “l’immense agitation de son âme”, cela ne sonne pas, ne vibre pas, tout simplement. La cantatrice demeure attachante et son parcours ne trébuche pas, mais le spectateur peut rester quelque peu sur sa faim.

Les deux hommes qui s’aiment et qui s’affrontent ce soir, ce sont Jacques Imbraïlo et Robert Lewis, pour deux prises de rôle.

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©Jean-Louis Fernandez

L’incroyable Billy Budd qui a conquis tant de scènes internationales se mue ce soir sans difficulté en un Onéguine peu amène, campé sur son quant-à-soi, désinvolte. La voix, d’une égalité incroyable, souple, fondante, moirée, à l’aigu d’une facilité déconcertante (quel sol final !) épouse cette ligne de manière féline. Sans doute l’interprète trouvera-t-il au fil de sa fréquentation du rôle de nouvelles couleurs pour parer ses premières apparitions et rendre plus complexe encore ce personnage de prime abord antipathique mais finalement aussi perdu dans ses tourments intérieurs que les deux autres protagonistes, notamment dans son aria de réponse à la lettre. Mais l’acte III le montre à plein régime, intense, pétri de passion, avec un nuancier complet, et toujours autant de beautés vocales. Dans une autre mise en scène, un autre costume, une approche différente, nul doute que Jacques Imbraïlo ne pourra déployer bientôt dans ce rôle les sortilèges qui ont fait le prix de son Billy. Une prise de rôle qui ouvre des perspectives radieuses.

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©Jean-Louis Fernandez

Quant à la prise de rôle réalisée par Robert Lewis, c’est peu dire qu’il s’agit déjà d’un accomplissement total, salué par la plus belle ovation de la soirée. On ne devient pas artiste. On naît artiste. A Lyon, dans le simple rôle du bossu (Die Frau ohne Schatten), Lewis imposait sa voix et sa présence, lui qu’Aix avait découvert en Andres de Wozzeck, retrouvé à Lyon dans une forme stupéfiante, contre-ut rutilant compris, et avec une réalisation émotionnelle qui est sa marque personnelle. Son Lenski possède tout : la juvénilité touchante, le sourire, l’irradiation permanente, la fragilité aussi, les ombres dans la lumière, les étoiles dans l’obscurité. Le style est souverain, d’une classe infinie, avec un art du phrasé digne des plus grands, par exemple dans la déclaration d’amour à Olga au premier tableau, ou dans le changement brutal de la colère à l’élégiaque rappel des jours heureux au moment du bal. Robert Lewis démontre alors toute son intelligence d’artiste et toute sa sensibilité, le soin pris à respecter la partition, la profondeur du travail musical préparatoire quand il amène à l’archet, crescendo, les plus beaux aigus qui soient : enfin une voix de ténor claire, à l’aigu conquérant, ample et lumineux, sans trucage aucun, sans ces sons ingolati qui sont devenus monnaie courante sur les scènes lyriques pour cette catégorie vocale précieuse et prisée ! Au lieu de s’abandonner à un forte enivrant qu’il peut produire, ô combien, l’artiste prend soin de réduire la voilure sans perdre ni l’éclat ni la beauté ni la projection. Tant de douceurs ineffables, tant de nuances, tant de cœur mis dans l’interprétation ne pouvaient que rendre le “kuda kuda” mémorable à tous égards. Le comédien n’est pas en reste et à tout instant, il vit son rôle, y compris lorsqu’il ne chante plus rien : c’est alors qu’il continue d’incarner et de vivre, et cela, c’est la marque des plus grands. Ce Lenski méritait à lui tout seul le voyage jusqu’à Nancy. S’il opère les bons choix, s’il ménage sa monture, s’il poursuit inlassablement son travail technique comme ses plus illustres devanciers, Robert Lewis a devant lui la plus belle des carrières qui lui tend les bras : un ARTISTE à suivre, assurément !

Laurent ARPISON
28 février 2025

Direction musicale : Marta Gardolińska
Mise en scène : Julien Chavaz
Reprise de la mise en scène : Alixe Durand Saint Guillain
Eugène Onéguine : Jacques Imbrailo
Tatiana : Enkeleda Kamani
Lenski : Robert Lewis
Olga : Héloïse Mas
Prince Gremine : Adrien Mathonat
Madame Larina : Julie Pasturaud
Zaretski / Un capitaine : Joé Bertili
Filipievna : Sophie Pondjiclis
Monsieur Triquet : François Piolino
Le jardinier : Steven Beard
Un paysan : Wook Kang, artiste du Chœur de l’Opéra

Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine
Chef de chœur : Guillaume Fauchère 
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