Après le passage de relais à mi-Tétralogie pour la réalisation visuelle, Romeo Castellucci ayant abandonné le projet après sa Walküre, Pierre Audi met en scène Die Götterdämmerung, globalement dans la continuité esthétique de son précédent Siegfried. Plutôt qu’une interprétation ou une énième lecture décalée de l’opus wagnérien, la démarche est plutôt narrative, dans la scénographie de Michael Simon, souvent de facture symbolique. On retrouve en ouverture un court film où des enfants costumés jouent à la Tétralogie, leurs dessins évoquant les passages les plus marquants : la lance ou l’épée brisée, Brünnhilde entourée de rouge pour le feu…
Le dispositif scénique se concentre sur deux plateaux tournants juxtaposés qui donnent du mouvement aux tableaux, sans excès de giration toutefois. Le plus souvent, un haut et long caisson en forme de mur épais prend place sur chaque tournette. C’est ainsi sur celui de gauche que les trois Nornes sont juchées à leur première apparition, coiffant leurs longs cheveux et chacune entourée d’un épais tissu, comme si chaque Norne émergeait d’un cocon. Les symboles du Ring sont là, haute et lumineuse lance de Wotan à droite et tronc du frêne à gauche. Les lumières de Valerio Tiberi sont magnifiques tout au long de la soirée et c’est dans un éclairage rouge que les Nornes cassent la corde, virtuelle, tandis qu’elles jettent leur perruque et découvrent leur crâne chauve.
Après le Prologue, la transformation à vue des décors pour passer au palais de Gunther est particulièrement fluide, dans de belles lumières bleues. Des cubes et parallélépipèdes sont suspendus aux cintres, tandis que les lents mouvements des éléments au sol donneraient l’illusion qu’ils sont poussés sur roulettes. Les frère et sœur, Gunther et Gutrune, entretiennent une relation très forte, carrément incestueuse à vrai dire lorsqu’ils se donnent un baiser à pleine bouche… C’est ici qu’Hagen entre en jeu, personnage impressionnant, effrayant même, tout de noir vêtu et à l’apparence d’un prêtre en grand manteau qui célébrerait un mariage lorsqu’il fait agenouiller Gunther et Gutrune de part et d’autre de sa lance. Un bref moment décalé est toutefois à signaler, lorsque Siegfried lui demande de bien s’occuper du cheval Grane (Wohl hüte mit Grane…), Hagen sort de scène en galopant sur sa lance, un des rares instants d’humour de la soirée ! Gunther et Siegfried apparaissent plus tard côte-à-côte comme deux moines, coiffés tous deux de cônes au lieu d’un seul Tarnhelm, afin de ramener Brünnhilde au palais de Gunther.
Le deuxième acte est peuplé de cubes et parallélépipèdes rectangles, au sol et suspendus aux cintres. Crâne chauve et ongles longs dont l’ombre le fait ressembler à Nosferatu, Alberich émerge du sommet d’une petite tour, envoûtant son fils Hagen resté en contrebas. Les choristes entrent comme des moines à capuche, tout en noir, y compris gants et voile sur la figure, s’installant, au gré des mouvements des tournettes, sur quatre larges bancs. Les costumes blancs des deux couples contrastent fortement, dans une atmosphère lumineuse toujours efficace et élégante, particulièrement pour le ton jaune. Les Filles du Rhin entament plus tard l’acte final, en maillot, palmes et bonnet de bain, puis lorsque Gunther, Hagen et les vassaux arrivent, une sculpture monumentale noire descend des cintres, une œuvre animalière où sont enchevêtrés dragon, cheval, cerf, corbeau… mais pas de vol des deux corbeaux juste avant l’assassinat de Siegfried. Hagen est omniprésent dans la scène finale, ravissant presque la vedette à Brünnhilde : torse nu cette fois, il tourne autour de sa lance et rôde entre les deux murs. A la conclusion, Hagen dérobe l’anneau de Brünnhilde et se le passe au doigt, avant de se le faire reprendre par les Filles du Rhin. Dans l’ambiance bleutée des eaux du Rhin, on imagine alors se retrouver dans le même état qu’au début du Rheingold, une possible vision de Pierre Audi cette fois et pas celle de Romeo Castellucci qui avait assuré le démarrage de ce Ring bruxellois.
La distribution vocale a globalement la qualité de l’homogénéité, chaque interprète donnant par ailleurs le maximum de ses capacités. Il en va ainsi du Siegfried de Bryan Register, succédant à Magnus Vigilius distribué lors de la journée précédente. En prise de rôle ce soir, le ténor américain met du métal dans ses aigus, qualité attendue pour Siegfried. Si la partie grave sonne de manière consistante, par exemple quand il prend la voix plus barytonnale de Gunther en venant capturer Brünnhilde, le chanteur se montre meilleur dans la nuance forte que piano, avec certaines intonations qui perdent alors en séduction. On retrouve ce soir la Brünnhilde d’Ingela Brimberg, voix wagnérienne d’ampleur, plus puissante dans sa partie aiguë que pour émettre plusieurs graves parfois bien plus modestes. Elle se montre en particulier vaillante et endurante dans la grande scène finale de son Immolation, lançant ses aigus comme des flèches. Il est à noter que la mise en scène prévoit régulièrement de placer les caissons des décors dans le dos des solistes, procédé favorisant ainsi la bonne projection des voix.
Nous l’avons mentionné, le Hagen d’Ain Anger impressionne, chanteur de haute stature et basse de couleur noire qui peut puiser dans un grave profond, capable aussi de projeter avec véhémence ses notes et phrases. Ses appels du II « Hoiho ! Hoihohoho ! » terrorisent, le personnage prenant une grande importance scénique, présent jusqu’à la fin avec la malédiction de l’anneau passant aussi par lui quand il enfile le bijou à son doigt.
Le couple des Gibichungen est bien en voix, Andrew Foster-Williams est un baryton qui caractérise au plus près Gunther, voix ferme quoi qu’un peu tendue dans l’extrême aigu et la Gutrune d’Anett Fritsch développe, avec Hagen, le volume le plus important du plateau, alliant un timbre ambré à une puissance naturelle qui n’a pas à forcer pour passer l’orchestre. En Waltraute, Nora Gubisch donne une réplique de qualité à Brünnhilde, sous un vibrato contrôlé. On préfère enfin les trois Nornes de Marvic Monreal, Iris van Wijnen et Katie Lowe, aux belles qualités vocales individuelles, aux Filles du Rhin de Tamara Banješević, Jelena Kordić et Christel Loetzsch, meilleures dans leurs interventions collectives.
Comme pour le Prologue et les deux Journées précédentes, Alain Altinoglu et son Orchestre symphonique de la Monnaie remportent un triomphe. On détecte certes de petites fugaces imperfections aux cuivres ou aux cordes, celles-ci en léger déficit de cohésion sur certains passages très virtuoses, mais la qualité du son, l’ampleur, la profondeur de la musique nous emportent, une musique enveloppante également dès ses premières mesures. Ceci surtout dans l’acoustique exceptionnelle du Théâtre de La Monnaie. Les voix aussi nous arrivent aux oreilles avec de rares décibels. Une mention est également à décerner aux chœurs masculins, un ensemble vigoureux et bien en voix superbement préparés par leur chef Emmanuel Trenque.
Irma FOLETTI
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Die Götterdämmerung, troisième journée du Festival scénique Der Ring des Nibelungen de Richard Wagner
Direction musicale : Alain Altinoglu
Mise en scène : Pierre Audi
Décors : Michael Simon
Costumes : Petra Reinhardt
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Éclairages : Valerio Tiberi
Chorégraphie : Pim Veulings
Vidéo : Chris Kondek
Chef des chœurs : Emmanuel Trenque
Siegfried : Bryan Register
Gunther : Andrew Foster-Williams
Alberich : Scott Hendricks
Hagen : Ain Anger
Brünnhilde : Ingela Brimberg
Gutrune : Anett Fritsch
Waltraute : Nora Gubisch
Erste Norn : Marvic Monreal
Zweite Norn : Iris van Wijnen
Dritte Norn : Katie Lowe
Woglinde : Tamara Banješević
Wellgunde : Jelena Kordić
Flosshilde : Christel Loetzsch
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie
Production : La Monnaie
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