On ne peut que se réjouir qu’une maison de d’opéra propose une création lyrique. Cette saison, après Voyage d’automne de Bruno Montovani à Toulouse, c’est la seconde que nous chroniquons. La création et la recherche conditionnent la survie de l’art lyrique. Les Sentinelles de Clara Olivares pour la musique et Chloé Lechat pour le livret et la mise en scène sont données à l’Opéra de Limoges dans le cadre d’une coproduction avec l’Opéra de Bordeaux qui a proposé l’ouvrage en novembre et l’Opéra Comique qui le programmera en avril.
Contexte et argument
La rencontre de Clara Olivares et Chloé Lechat s’est faite au Festival d’Aix-en-Provence en 2019 au Workshop « Opéra et création » dirigé par Pascal Dusapin. Assumant des parcours axés sur la recherche et les discours contemporains, elles ne pouvaient rêver que de donner toute sa chance à la création d’une œuvre lyrique nouvelle.
Clara Olivares a collaboré avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France et l’Ensemble Intercontemporain ; elle a travaillé dans le domaine de l’informatique musicale et a fait jouer un premier opéra, Mary, en 2017.
Chloé Lechat s’est formée dans différents workshops de création et a écrit le texte de WoMen ; elle est actuellement sur un projet dédié aux derniers mois de la vie de Maurice Ravel. Elle est en outre metteure en scène.
L’opéra en deux actes met en scène une mère célibataire vivant une relation difficile avec sa fille de douze ans surdouée et un couple de femmes en mal d’amour. L’intrigue fait évoluer ce quatuor de personnages tous anonymisés et représentés par les lettres A (la mère), E (l’enfant), B et C (le couple lesbien). La mère s’éprend d’une des femmes du couple (C). Sous le regard de l’enfant de plus en plus mal dans sa peau, le trouple est la forme érotique envisagée pour répondre aux difficultés qu’éprouve la relation exclusive mère / amante. Le climax créera les conditions d’un geste désespéré de l’enfant que la mère découvre horrifiée à la fin de l’opéra.
Cette intrigue s’inscrit dans un langage de tous les jours, écriture volontairement « plate » qui fait penser au Georges Pérec des Choses ou au théâtre de Yasmina Reza. La pièce objective un certain nombre de problèmes pensés à l’aune du regard de nos sociétés sur le couple. C’est ainsi que sont évoqués les jalousies, les stratégies destructrices, les aléas de la communication, les décalages normes / vécus et les apories. Mais on est bien loin de la pièce à thèse l’essentiel étant suggéré dans les propos contradictoires, le sous-texte, les non-dits et le langage des corps.
L’ouvrage fonctionne comme un huis-clos. Les sentinelles, bien improbables pour détecter le mal-être de l’enfant, ne trouvent leur place ni dans le couple, ni dans le trouple. La mise en place du lit à trois introduit un certain humour, produit tiraillements et la sortie de B du schéma. Les personnages se trompent sur eux-mêmes et trompent les autres, les diktats de la société prenant leur part dans le trouble culturel. Dans l’Être et le Néant qui théorisait un autre Huis clos écrit par Jean-Paul Sartre en 1944 le philosophe n’écrivait-il pas que « l’amour est un absolu perpétuellement relativisé par les autres » ?
La partition très personnelle de Clara Olivares relève de la musique contemporaine (on peut penser aussi bien à Steve Reich qu’à Vangelis). Elle emprunte néanmoins aux formes classiques de l’opéra : mélodie, arioso, récitatif, sprechgesang. La parole est répartie dans des arias, duos et trios. Celui de la première rencontre des trois femmes chez A à l’acte I nous plonge dans un opéra-comique de la meilleure veine ; l’alliance des voix à l’unisson de la mère et de B dans le duo qui précède est particulièrement raffinée et troublante. Le travail musical sur la prosodie est un apport déterminant ; il permet de parvenir à cet idéal de composition à deux, librettiste et musicienne, qui consiste ainsi que le note Clara Olivares dans le programme de salle « à réagir aux différentes propositions de l’une ou de l’autre et à renforcer les alliages entre texte, musique et mise en scène ». L’ouvrage comprend plusieurs pages symphoniques d’une grande beauté à la fois évocatrices et symboliques.
Une mise en scène vivante et qui décrypte
La mise en scène de Chloé Lechat s’appuie sur des décors réalistes de Céleste Langrée. Sans doute issus du « zéro déchet » mis en place à l’Opéra de Bordeaux pour certaines productions, les intérieurs style IKEA vont évoluer en fonction des liens tissés entre les deux familles. On passe des appartements contigus du premier acte, avec la fluidité des déplacements de l’un à l’autre, à celui unique de l’acte II que le quatuor a aménagé. À ce cadre spatial s’ajoute pour ne rien trahir de la réalité un affichage temporel. Ces décors sont investis par des projections et des vidéos, signées Anatole Levilain-Clément.
Dans ces dernières on assiste à trois séances médicales de l’enfant avec un pédopsychiatre plutôt empathique, mais mettant à nu la question médicamenteuse dans le traitement du mal vivre, le sujet n’étant nullement tabou dans les deux communautés. Sont révélés sous forme de plaisants dessins animés les fantasmes de l’enfant autour de la monogamie des animaux ou des insectes, autant de façon d’éclairer métaphoriquement le vécu dans la famille recomposée. Peut-être l’acte II est-il moins riche en contenu privilégiant les effets scéniques qui rendent en revanche le spectacle très vivant. Les deux longs interludes (celui entre les actes I et II, et ceux de l’acte I et II) sont un autre reflet des écarts entre le désir et les codes parentaux.
On notera la beauté des costumes de Sylvie Martin-Hyszka, constitutifs des différentes approches entre les personnage.
Une distribution éblouissante associé à un orchestre heureux de faire du contemporain
Dans le rôle de C la soprano franco-allemande Camille Schnoor assume un lien fort dans l’intrigue ; en passant du personnage d’épouse insatisfaite à celui de l’amante, elle rend compte des questionnements posés par l’adultère. La palette des émotions relative à la circulation du désir est rendue par la comédienne hors classe et la chanteuse à l’énergie inouïe (elle a récemment intégré la distribution de Parsifal à Bayreuth). La puissance, la projection et les modulations sont magnifiques d’impact et de carrure vocale.
Dans B la femme délaissée le très beau mezzo de Sylvie Brunet Grupposo rend les intermittences du cœur du personnage évidentes ; la voix est longue, expressive, aux accents poignants, le personnage joué sur les non-dits acquérant un réel relief.
La mère célibataire et sa fille s’inscrivent dans deux vocalités différentes. L’enfant interprété par Noémie Develay-Ressiguier dit son texte parlé dans un style modulé, apportant au rôle une dimension complexe appelant à réfléchir sur la marginalité. La comédienne donne une grande crédibilité à son personnage.
On a souvent applaudi Anne-Catherine Gillet dans le baroque et surtout l’opéra-comique dont elle est une spécialiste (Le Domino Noir, Madame Favart…). Elle ne nous impressionne pas moins par sa virtuosité, son style et sa diction dans l’univers contemporain où elle bâtit un personnage qui dose avec maestria le lumineux et le sombre.
L’Orchestre symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine est étonnant d’investissement et d’appétence pour la musique contemporaine. La direction de Lucie Leguay à sa tête est révélatrice d’une culture musicale acquise dans les grandes formations orchestrales et l’Ensemble Intercontemporain. Elle est attentive aux dynamiques et aux couleurs, mais aussi à une lecture avertie des langages du livret.
L’œuvre sans doute inattendue pour certains a été longuement applaudie.
Didier Roumilhac
22 janvier 2025
Direction musicale : Lucie Leguay
Mise en scène : Chloé Lechat
Scénographie : Céleste Langrée
Vidéo : Anatole Levilain-Clément
Lumières : Philippe Berthomé
Costumes : Sylvie Martin-Hyszka
Distribution :
A : Anne-Catherine Gillet
B : Sylvie Brunet Grupposo
C : Camille Schnoor
E : Noémie Decelay-Ressiguier
Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine