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Opéra de Lyon – 22 Janvier 2025 : Madama Butterfly de Giacomo Puccini : Une grande bouffée d’oxygène

Opéra de Lyon – 22 Janvier 2025 : Madama Butterfly de Giacomo Puccini : Une grande bouffée d’oxygène

mercredi 22 janvier 2025

©Jean-Louis Fernandez

Présentée d’abord au festival d’Aix-en-Provence en juillet dernier, en coréalisation avec les Théâtres de la ville de Luxembourg et la Komische Oper de Berlin, cette production apporte une prolongation bienvenue à la commémoration du centenaire du décès de Puccini, ouverte à Lyon par une création locale : La Fanciulla del West, en mars dernier1. Très régulièrement représentée entre Saône et Rhône depuis 1911 jusqu’à 1968, Madama Butterfly endura ensuite une sinistre éclipse, qui ne prit fin qu’en 1990. Jouant alors “hors les murs” (pendant l’absurde démolition / reconstruction que l’on sait), l’Opéra présenta l’œuvre à l’Auditorium Maurice Ravel, dans une mise en scène signée Kijū Yoshida2. Correctement dirigée à sa création par Kent Nagano, desservie par une distribution inégale, cette vision aux dominantes noires située dans un contexte apocalyptique postérieur aux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki connut deux reprises, la dernière en 1995. Trente ans après, il était plus que temps d’offrir une revanche à un opéra que son auteur adulait par-dessus tout dans son catalogue.

Une bizarre alliance entre perplexité et ravissement, sensations ô combien contradictoires

Largement commentée par tous les médias spécialisés depuis sa venue au monde l’été dernier, la mise en scène conçue par Madame Andrea Breth a suscité des appréciations singulièrement contrastées. Volontairement, pour conserver un maximum d’objectivité, nous n’avions (photos éditées mises à part) pas souhaité visionner préalablement sa retransmission télévisuelle sur ARTE. Néanmoins, nous déduisons des nombreux articles d’alors la sérieuse plus-value apportée de facto par son transfert : d’un théâtre ouvert au plein air et d’un plateau présentant une excessive ouverture scénique pour ce drame intimiste, nous passons à une salle fermée, au gabarit plus adéquat question largeur. Ceci posé, venons-en à la nature d’une conception sortant des sentiers battus, sans pour autant donner dans la relecture ravageuse dont les scènes d’opéras sont aujourd’hui asphyxiées à 90%. Fréquemment instructive – quand il y en a une – la connaissance des déclarations d’intention permet-elle, pour autant, un complet éclairage au spectateur ? De ce que l’artiste bavaroise appelle « Notes », le lecteur attentif atteindra une bizarre alliance entre perplexité et ravissement, sensations ô combien contradictoires.

Au négatif : quelques banalités et naïvetés côtoient des erreurs (fruits d’une lecture peu attentive du livret : non, Pinkerton n’a pas passé qu’une seule nuit avec Cio Cio San ; non, le statut spécifique d’une Geisha n’a rien à voir avec la prostitution…) voire d’insolites apories (dues à une traduction erronée ?) : « j’admets en toute franchise ne rien comprendre à la culture japonaise » à l’indicatif présent et, plus loin, au passé composé « j’ai commencé à me pencher sur la culture japonaise […] et, à partir de là, je suis vraiment entrée dans l’œuvre ».

Au positif : moult réflexions qui procurent une grande bouffée d’oxygène après des décennies suffocantes de Regietheater : « [cette histoire] je n’ai l’intention ni de l’aborder d’une manière entièrement nouvelle, ni de la surcharger d’interprétations ; ce serait inutile. » ou encore « De nombreux créateurs de théâtre pensent que ce qu’ils proposent doit être laid car le monde lui-même est laid. Or, je crois que l’on sait très bien […] à quel point ce monde est horrible » et enfin « le théâtre offre la possibilité de voir quelque chose que, justement, je ne peux pas voir dans la rue, et qui réside dans les costumes, le maquillage, dans les gestes et les regards. C’est cette capacité d’enchantement qu’il nous faut reconquérir. Ce n’est pas parce qu’on s’intéresse à la beauté qu’on ne peut pas exercer son esprit critique. ». Après un courant dévastateur qui y naquit dès les années 1960, le salut nous viendra-t-il d’Allemagne ?

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©Jean-Louis Fernandez

Action constamment lisible, rapports cohérents entre les personnages et plastique sagace

Si les masques et pantomimes s’avèrent plutôt opportuns (encore que ces dernières – surtout l’évocation des cigognes, avec les symboles qu’elles véhiculent – suscitent les plus poétiques images), certains éléments n’apportent rien. Ainsi le tapis roulant sur lequel défile tel ou tel personnage ou la relégation des chœurs en coulisses, qui a des conséquences dommageables sur le rendu acoustique. Un autre point interroge davantage : alors que la direction d’acteurs se révèle satisfaisante, pourquoi renforcer le statisme d’une action déjà foncièrement figée ? Ainsi, la scène princeps, avec la visite des lieux par Pinkerton sous la conduite du marieur Goro, se fait personnages assis, en contradiction du texte. À ce sujet, une énigme subsiste : qui est donc cet individu muet en complet brun qui ne reparaîtra plus ensuite ? Puccini ? Par ailleurs, l’éradication du jardin (alors que les fleurs évoquées sont une substance capitale dans la culture nippone) constitue une erreur. Quant à l’affirmation : « Il n’y aura pas pour autant de décor unique », ce que l’on voit la réfute, puisque seuls des objets mobiliers (élégants paravents d’un jaune doré atteint par les outrages du temps, candélabres…etc.) viennent varier la configuration qui demeure toujours la même. Et à juste titre ! Puisque, dans le livret écrit par Giacosa et Illica, tout se déroule autour d’une maison typiquement japonaise des hauteurs de Nagasaki symbolisant l’enfermement d’une héroïne coupée du monde autant que des siens. Quoi qu’il en soit, le résultat d’ensemble n’appelle aucun reproche majeur, tant l’action reste constamment lisible, les rapports entre les personnages cohérents, la plastique sagace.

Quatrini maintient une constante tension. Soulignant les aspects novateurs de la partition

Aux agréments visuels s’allie une addition d’illuminations musicales. Tout d’abord dans l’orchestre, qui, après les errements endurés lors du récent Turco in Italia, retrouve ici toute sa noblesse. En admettant qu’il soit aventureux d’évoquer la part revenant à Daniele Rustioni (qui dirigeait à Aix) dans ce résultat sonore d’une haute tenue, reconnaissons-lui, en Sesto Quatrini, un plus qu’estimable suppléant. Une sonorité dense mais jamais épaisse, une vitalité frisant le punch, une opérante clarté dans la différenciation des plans sonores, une ferveur des cordes permettant d’oublier leur effectif – chroniquement insuffisant dans cette damnée fosse étriquée ! – des bois et cuivres ayant reconquis leurs dignités. Fort d’une telle somme d’atouts, plusieurs moments rejoignent les grandes références. Par exemple, l’approche de Cio Cio San, d’une délicatesse atteignant le modèle d’un Sir John Barbirolli. Moins à l’aise dans la tendresse ou la sensualité voluptueuse – sans parler des passages frisant la musique coïtale, où il frôle le prosaïsme – que dans les phases où l’emporte le tragique, Quatrini maintient une constante tension. Soulignant les aspects les plus novateurs dans la partition, il affectionne perceptiblement les sections où Puccini flirte avec la dissonance, intensifiant les passages où les bois se font grinçants (début du grand duo conclusif du I ; Malédiction du Bonze ; scène finale…). Sa conception quant aux flux déroute avec – NB : toujours prises globalement – une tendance à se hâter dans l’Acte I, puis, à retenir inversement les tempos aux II et III. Si le prélude du II est admirable de cohésion, tout ce qui suit jusqu’à la conclusion de sa scène initiale atteint l’idéal en cisèlement. Quant au III, au-delà d’une immolation superlative à l’ampleur tellurique, le grand prélude impressionniste relève du grand art… tant les influences conjuguées d’Elgar et Rimski-Korsakov auront rarement paru aussi évidentes.

Sans enregistrer le moindre vacillement, la prestation des chœurs se hisse quasiment aux mêmes hauteurs. Mais le “presque” s’impose, pour une raison indépendante de leur bon vouloir. La faute à la position imposée par la scénographie qui les relègue en coulisses, les dessaisissant d’une projection habituellement considérable. L’impact attendu dans la malédiction au I s’en trouve amoindri. S’il n’en va pas de même pour l’intervention antérieure des amies escortant Butterfly (pour qui le lointain s’impose), l’on regrette de ne pas profiter plus distinctement d’une invocation « O Kami ! O Kami ! » aussi divinement peaufinée. En revanche, l’intègre chœur a bocca chiusa concluant le II demeure perfectible en homogénéité. Malgré tout, nos vifs compliments à Guillaume Rault qui, pour cette reprise lyonnaise, gère la préparation des chœurs, initialement assurée par Benedict Kearns à Aix-en-Provence.

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©Jean-Louis Fernandez

Pour ce qui relève des emplois secondaires, les choix sont heureux

Côté solistes la distribution trahit des inégalités très perceptibles. En raison de leur relégation en coulisses, difficile d’apprécier à leur juste valeur la prestation des petits rôles (d’autant qu’ils ne revêtent pas, ici, l’importance établie dans la mouture milanaise originale). À notre corps défendant, contentons-nous d’avancer que La Mère, la Tante et la Cousine de l’héroïne ainsi que l’Oncle Yakusidé sont confiés aux scrupuleux Karine Motyka, Sharona Applebaum, Marie-Ève Gouin et Alexander de Jong, dont nous connaissons bien les vertus.

Pour ce qui relève des emplois secondaires, les choix sont heureux, à l’exception du Prince Yamadori, dévolu à un Kristofer Lundin d’une belle prestance et haute sature physique mais curieusement chétif en volume sonore. Carence qui affecte aussi l’Officier d’état-civil, confié à Hugo Santos qui avait pourtant impressionné en octobre dans Andrea Chénier3. Fatigue passagère ?

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©Jean-Louis Fernandez

En revanche, si le Commissaire impérial confié à Kristján Jóhannesson en impose davantage, il n’égale pas en aura l’Oncle Bonze incarné par un Inho Jeong titanesque de voix, glaçant d’aspect, rien moins que le meilleur interprète du rôle que nous ayons entendu en scène (donc hors disque) en 50 ans et un nombre de représentations que nous nous refusons à recenser. On imagine sans peine quel Commandeur de Don Giovanni cette prometteuse basse camperait !

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©Jean-Louis Fernandez

Après avoir mentionné l’efficiente Kate Pinkerton d’Albane Carrère arrêtons-nous sur le rare Goro composé par Carlo Bosi. Outre que son timbre relève moins du Spieltenor ou du tenore buffo (souvent improprement distribués ici, en typologie vocale très précise) que du ténor de caractère approprié, l’artiste toscan doté d’une confortable puissance ne cabotine jamais, ni vocalement ni scéniquement, n’en rendant que plus inquiétant un être trop souvent caricaturé.

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©Jean-Louis Fernandez

Francesca Dotto, artiste prodigue mais délicate, aux incontestables vertus

Pour le quatuor principal, les constats varient. Notablement investie par la gestique en Suzuki, bouleversante à souhait, Mihoko Fujimora pèche vocalement par l’usure, conséquence d’une carrière intense, génératrice d’inégalités de registres : aigu erratique, trou dans le médium large comme le détroit de Tsushima. Seul le grave demeure impressionnant et vénérable.

Dans un rôle tel que Sharpless, qui ne surexpose pas et sans réel danger (sauf pour un novice frais émoulu d’un conservatoire), Lionel Lhote ne peut qu’évoluer à l’aise. Sa tessiture – proche du baryton Martin – (on l’entendit jadis émettre des la aigus !) et son timbre clair ne sont pas a priori les plus indiqués pour le Consul. Mais n’ergotons pas : quel métier ! Quelle maîtrise !, Quelle classe innée ! Quelles subtilités dans les inflexions sur les mots en rapport avec ou adressés à Pinkerton ! Jamais nous n’entendîmes ainsi percer l’aversion progressive à l’égard du ruffian (ce « Quel diavolo d’un Pinkerton ! » méprisant au possible…etc.). Génial !

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©Jean-Louis Fernandez

Précisément, dans ce rôle d’anti-héros qu’est l’officier de marine américain, Adam Smith a le physique et l’attitude décomplexée propices à la silhouette. À l’oreille, l’insolence surabonde avec les décibels. Sans relever de la “pétoire” (tel un Roberto Aronica), les copieux moyens sont gérés au prix d’entraves. Ardent dans le duo du I, le ténor britannique peine à négocier les nuances, rares et obtenues au prix d’efforts évidents. Plus gênant : l’inaptitude à varier les couleurs engendre rapidement la monotonie et le timbre n’a aucun charme intrinsèque.

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©Jean-Louis Fernandez

Terminons par le rôle-titre. Ne devant, primitivement, assurer qu’une minorité des sept représentations prévues, Francesca Dotto se trouve propulsée sur la totalité suite à la défection d’Ermonela Jaho pour raisons de santé. Rude tâche, dont la sensible cantatrice italienne se tire avec honneur. Compte-tenu d’un tel imprévu, force est d’accepter qu’elle se montre prudente. Ainsi évite-t-elle de couronner son entrée avec l’option du contre- bémol. Le legato est appréciable, la compréhension du texte indéniable (« E abbiam fatto la ghescia » ; « Ma passa presto, come passan le nuvole sul mare… » ou tout l’arioso « Che tua madre ») mais le poids donné aux mots n’accède pas encore à la densité nécessaire. Chanté tel un Lied recherché, « Un bel dì vedremo » évite l’écueil fréquent d’un ersatz d’air de concert. Extrêmement travaillé, il s’inscrit plus dans la filiation Renata Tebaldi / Victoria de los Ángeles que Renata Scotto / Raïna Kabaïvanska. Seule l’assise dans le grave manque (les efforts sont visibles). Sobre, l’actrice passe avec une adroite progression de la femme-enfant à l’épouse bafouée, la scène-clef de la lettre atteignant l’effet désiré, tout en la poussant dans ses retranchements ultimes, ce que confirme la phase du suicide (qui frise l’écriture d’un soprano dramatique), admirablement négociée, où elle obtient une formidable décharge émotionnelle mais tout en frôlant la mise en péril. Cela conduit à s’interroger en faveur du devenir d’une aussi généreuse artiste. Foncièrement soprano lyrique (et même pas spinto), soit l’étoffe d’une Pamina, d’une Mimi, d’une Micaëla, Francesca Dotto aligne désormais les emplois en catégorie soprano grand-lyrique – voire au-delà : le dramatique d’agilité d’une Leonora d’Il Trovatore, entre autres ! – qui suscitent l’inquiétude légitime. Ce n’est ici plus le critique qui s’exprime mais le devoir du musicologue, appelant à la modération une artiste prodigue mais délicate, aux incontestables vertus, recevant ce soir une ovation amplement méritée, qui pourrait toutefois l’étourdir et la leurrer. Chère Madame, de grâce : préservez-vous !

Au bilan : une représentation si captivante et tellement dispensatrice de félicités – dont visuelles – que l’on espérait plus en revoir par les temps qui courent. Espérons qu’elle ne demeure pas l’exception qui confirme la règle mais l’amorce d’un véritable autant qu’indispensable renouveau.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
22 Janvier 2025.

1Confer notre critique de l’évènement : https://resonances-lyriques.org/la-fanciulla-del-west-de-giacomo-puccini-opera-de-lyon/

2À ne surtout pas confondre avec Yoshi Oida, scénographe qui signa céans des productions infiniment plus justes et inspirées.

3Voir : https://resonances-lyriques.org/opera-de-lyon-a-lauditorium-15-octobre-2024-andrea-chenier-dumberto-giordano/

Direction musicale : Sesto Quatrini
Chef des chœurs : Guillaume Rault
Mise en scène : Andrea Breth
Scénographie : Raimund Orfeo Voigt
Costumes : Ursula Renzenbrink
Lumières : Alexander Koppelmann
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Collaborateur aux mouvements : Tomoya Kawamura
Collaboration artistique à la mise en scène : Marcin Lakomicki, Eva Di Domenico

Distribution :

Cio-Cio San : Francesca Dotto
Pinkerton : Adam Smith
Suzuki : Mihoko Fujimura
Sharpless : Lionel Lhote
Goro : Carlo Bosi
L’Oncle Bonze : Inho Jeong
Le Prince Yamadori : Kristofer Lundin
Kate Pinkerton : Albane Carrère
Le Commissaire impérial : Kristján Jóhannesson
L’Oncle Yakusidé : Alexander de Jong*
L’Officier d’état civil : Hugo Santos*
La Tante : Sharona Applebaum**
La Mère : Karine Motyka**
La Cousine : Marie-Eve Gouin**

Comédiennes et comédiens : Jun Azuma, Megumi Eda, Natsuki Katori, Takeo Ismaera Ishii, Tomoya Kawamura, Atsushi Takahashi, Aya Yasuda

Orchestre & Chœurs de l’Opéra de Lyon

*Solistes du Lyon Opéra Studio, promotion 2024-2026

**Artistes des chœurs de l’Opéra de Lyon.

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