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SINA FALLAHZADEH : « IL FAUT DEMANDER L’AUTORISATION D’ÉCRIRE DES ŒUVRES »

SINA FALLAHZADEH : « IL FAUT DEMANDER L’AUTORISATION D’ÉCRIRE DES ŒUVRES »

mardi 31 décembre 2024

Sina Fallahzadeh (*1981) – (c) D. R.

Réflexions de fin d’année sur les malheurs du monde, le déclin de la considération pour la culture de haut niveau et la position de la France, au travers de la découverte d’un compositeur iranien de quarante-trois ans. Joué dans divers pays, il connaîtra bientôt une création à la prestigieuse Philharmonie de Luxembourg.
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L’année 2024 s’achève. Les joies musicales auxquelles nous avons eu droit n’empêchent pas d’oublier le spectacle du monde, fait de malheurs, de tragédies, d’avancées du populisme ici et là comme d’atteintes portées à la culture. À Berlin, paradis de la culture encore voici peu, un pouvoir municipal indigne et inconscient ampute celle-ci de 120 millions d’euros au titre de l’exercice 2025 à venir. La presse internationale s’indigne, le « Financial Times » y compris dans son édition du 25 décembre 2024. L’excellente revue berlinoise de musique contemporaine « Field Notes » proteste à juste titre. Aussi étonnant que cela paraisse, les jeunes compositeurs n’ont pas la vie facile dans la capitale allemande. Ils auront néanmoins la joie d’espérer une vie meilleure, quand la Deutsche Staatsoper présentera – à partir du 12 janvier 2025 – « Fin de partie », ouvrage lyrique de György Kurtág (*1926), le grand doyen de la musique contemporaine hongroise. En effet, sa vie n’aura pas été toujours un fleuve tranquille.

En France, la corporation culturelle s’insurge contre Christelle Morançais (*1975), présidente de la Région Pays de la Loire venant de réduire de 73% la masse des crédits dont la profession a besoin pour vivre dans cette partie de l’Hexagone. En d’autres termes et pour se limiter à un exemple, l’Orchestre philharmonique des Pays de la Loire est proche de la mort. Il en va de même – par extension – pour les compositeurs, tant à Nantes qu’ailleurs. Comment, dans un contexte pareil, les compositeurs maintiendront ils leurs activités à l’avenir ? J’ai choisi aujourd’hui, pour plusieurs raisons, de présenter le compositeur iranien Sina Fallahzadeh (*1981), installé en France depuis dix-sept ans. Après des études – entre autres – à la Haute École de musique de Genève, il a été amené à ne pas rentrer dans son pays natal. Le régime des mollahs n’aime guère Schönberg, Boulez et encore moins la liberté d’expression.

Première observation : le prestige culturel de notre pays a magnétisé Fallahzadeh. Il sait, comme ses confrères ukrainiens et/ou palestiniens, que la France est une terre de liberté. Comme il l’a expliqué, le 8 décembre de cette année, au cours d’un débat sur l’exil, organisé à Strasbourg par la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) et le Forum « Voix étouffées » (FVE) avant un concert, le pouvoir téhéranais « oblige les compositeurs à déclarer qu’ils s’apprêtent à écrire une œuvre avant même d’avoir pris du papier réglé et un crayon pour se mettre à la tâche. La liberté d’expression est donc inexistante. » La Weltanschauung française n’a jamais été celle en usage au pays du grand poète Hafiz. Des constantes terrifiantes y ont toujours régné. On l’a vu, au début des années 1970, quand des personnalités de l’envergure de Stockhausen et de Xenakis eurent la faiblesse extrême de se rendre au Festival des arts de Chiraz-Persépolis, placé sous l’autorité sanglante du Shah Mohammad Reza Pahlavi (1919-1980). Ils retrouvèrent ensuite leur confort, tant en Allemagne qu’en France.

De mon point de vue, le confort accordé désormais à Fallahzadeh est relatif. S’il a fondé une famille en Île-de-France et s’exprime sans entrave, il est forcément informé par les médias des pratiques répressives en cours dans son pays d’origine. La jeune Jina Mahsa Amini l’a payé de sa vie en 2022. Autrement dit, le compositeur appartient à une diaspora où l’on trouve entre autres la photographe et réalisatrice Shirin Neshat (*1957). Elle a déjà mis deux fois en scène Aïda de Verdi au Festival de Salzbourg. L’Iran étant le fruit d’une civilisation ancienne et possédant des élites maltraitées, l’expérience vécue par Neshat ou par Fallahzadeh n’est hélas pas unique. Sous le régime nazi, Kurt Weill ou Arnold Schönberg s’enfuirent à l’étranger. Il serait illusoire de s’imaginer que le nazisme fut le seul régime à procéder avec cruauté au détriment des musiciens. En 1990, le compositeur Alfred Schnittke (1934-1998) réussit enfin à quitter l’URSS, où il était mis à l’index, pour l’Allemagne.

Le destin du compositeur sud-coréen Isang Yun (1917-1995) mérite aussi d’être présenté ici. Ayant manifesté de l’intérêt pour le régime dictatorial nord-coréen, il fut enlevé – en 1966 – par les services secrets de son pays et torturé. Ces épreuves suscitèrent une protestation internationale. Une fois libéré, Yun fut notamment en odeur de sainteté à l’Opéra de Munich. Il devint un notable. Ce cas suscite ma seconde observation : le glissement actuel de la France vers des exigences qualitatives en baisse régulière et les infortunes de l’économie culturelle attireront-ils encore des Fallahzadeh d’ici quelques années ? Également pianiste, il a été fait docteur par la Sorbonne. Il a collaboré avec l’IRCAM, là où palpite fortement le fantôme de Boulez. Le même Fallahzadeh a eu une commande de France Musique. Il est joué dans notre pays, en Afrique du Sud, au Mexique, parmi les Pays baltes. Le 25 février 2025, la Philharmonie de Luxembourg – une institution huppée du réseau international – donnera la création mondiale de « Faghân » pour chant et ensemble instrumental, inspiré à Fallahzadeh par des textes signés de poétesses persanes.

En ayant des musiciens de son envergure sur son territoire, la France jouit d’un enrichissement. Un récent numéro de « La Lettre du Musicien » l’a rappelé. Telle est ma troisième observation. L’époque n’est plus où Ravel donnait, avec « Shéhérazade » – dont l’excellent exégète Marcel Marnat (1933-2024) fit une magnifique analyse – des cartes postales de premier ordre. On est aujourd’hui bien loin du célèbre congrès de musique arabe, s’étant tenu au Caire en 1932. Bartók en personne y prit part. La mondialisation offre des possibilités esthétiques très vastes. Les œuvres de Fallahzadeh le montrent. Il y confronte la tradition occidentale avec des finesses sonores emplies de structures modales, d’intervalles non tempérés, d’ornementations fascinantes. Elles remettent les pendules à l’heure. Sait-on que Bagdad eut un conservatoire dès le 9ème siècle et que le père de celui-ci était un Persan ? Autrement dit, l’exotisme dont on parait Xenakis au début des années 1950 n’existe plus. Il se fond dans une réalité sonore et humaine de dimension globale. Sa généalogie est fascinante.

En février 2025, l’Opéra de Montpellier présentera « Exils », un spectacle reposant sur des œuvres de Stravinsky, Silvestrov, Weill, Gubaidulina et Schönberg. Ces cinq compositeurs vécurent – avant Fallahzadeh – le déracinement. Décidément, l’humanité reste incorrigible.

Dr. Philippe Olivier

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