« Le Voyage à Reims » de Rossini, présenté à la Deutsche Oper Berlin, offre une pétillante alternative aux nombreuses exécutions de la « Neuvième Symphonie » de Beethoven, accessoire convenu des fêtes de fin d’année outre Rhin. Une superbe distribution, la direction raffinée d’Alessandro de Marchi et l’espiègle mise en scène de Jan Bosse marquent d’une pierre dorée une reprise attendue.
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J’ai eu le privilège, durant l’été 1984, d’assister au Festival de Pesaro à la résurrection du « Voyage à Reims » de Rossini, exceptionnel joyau du Bel Canto dont la direction musicale était dans les mains de Claudio Abbado, tandis que la mise en scène en était signée de Luca Ronconi. Si ces maîtres ne sont plus de ce monde, l’incomparable « Voyage à Reims » poursuit ses déplacements planétaires. Ainsi, les Berlinois jouissent actuellement de la reprise, à la Deutsche Oper, d’une pétulante production de l’ouvrage effectuée par Jan Bosse (*1969). Datant de 2018, elle frôlera très bientôt un nombre total de vingt représentations sur cette scène. La même production fait notamment suite à la création allemande de l’ouvrage réalisée en 1992 à l’Opéra de Sarrebruck. Soit … cent soixante-sept ans après sa « prima recita assoluta » au Théâtre-Italien de Paris.
Étant un Laurent Pelly allemand s’étant frotté antérieurement à « L’Orfeo » de Monteverdi, Jan Bosse s’amuse à faire du Lys d’or, un établissement thermal sensé se trouver à Plombières-les-Bains, un lieu de croisements dont l’ambiance annonce celle de « La Montagne magique » de Thomas Mann. Ses résidents, bloqués là par manque de chevaux devant les transporter à Reims pour assister au couronnement du nouveau roi de France Charles X, ressemblent aux pensionnaires d’un sanatorium. Leurs lits immaculés ne servent pas qu’au sommeil. Une sexualité compulsive les travaille en permanence. Propre à l’humanité, elle occupe les représentants de plusieurs nations réunis sur place. Comme l’époque suit de près la mort de Napoléon Ier et que l’Allemagne est alors divisée en une quantité de petits États, les visions pangermaniques de Richard Wagner dans « Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg » ne sont pas imposées aux spectateurs. Bosse a l’intelligence de faire échapper la poétesse Corinna ou l’entreprenant Lord Sidney à une récupération dramaturgique biscornue, découlant sur les visions de Bismarck. Le tout se déroule à l’aide d’énormes miroirs et d’images filmées en noir et blanc sur le plateau.
On sourit, durant près de trois heures, devant des cascades de virtuosité vocale laissées en pleine liberté par le metteur en scène, tandis que se déroulent divers événements de jeu. Ils ne sont pas imposés aux chanteurs concernés s’ils sont trop sollicités, mais confiés à d’autres protagonistes. On sourit encore plus quand Alessandro de Marchi conduit l’ensemble final après avoir conféré à l’Orchestre de la Deutsche Oper une plastique, une légèreté, un raffinement peu courants dans les phalanges germaniques. Ces qualités règnent aussi sur une distribution dont on sait qu’elle est toujours très difficile à établir. « Le Voyage à Reims » exige trois sopranos, un mezzo, deux ténors et quatre basses au goût et à l’agilité impératifs. Tel est presque le cas en cette soirée berlinoise. Citons ainsi notamment la magnifique Corinna de l’Arménienne Lilit Davtyan et sa harpe concertante ou le ravissant Chevalier Belfiore du ténor sud-coréen Kangyoon Shine Lee. Ils reprennent la tradition de la Pasta, la première Corinna de l’histoire, ou de l’illustre Domenico Donzelli, figure de l’école bergamasque du « noble art ». Mais ils n’atteignent pas l’enchantement suscité par la distribution de 1984, constituée grâce à Claudio Abbado pour cet hommage à la restauration des Bourbons.
L’abdication de Charles X, survenue en 1830, ne porta pas chance à Rossini. Ses divers contrats parisiens furent annulés. Il dut ester longtemps en justice pour être somptueusement indemnisé du préjudice subi. Les désagréments continuèrent. En 1854, le mariage de François-Joseph Ier d’Autriche et d’Elisabeth, la future « Sissi », suscita la représentation d’ « Un Voyage à Vienne », constitué d’emprunts au « Voyage à Reims » effectués sans l’accord du compositeur. Quant au manuscrit autographe de ce feu d’artifice en forme de revue, il se retrouva entre les mains de Marguerite de Savoie (1851-1926), la reine d’Italie. Elle en fit don à la Bibliothèque de l’Académie Sainte Cécile de Rome. « Le Voyage à Reims » y dormit des décennies. Survint, en 1977, l’exhumation opérée par Philip Gossett, éminent spécialiste de Rossini. Sept ans plus tard, Claudio Abbado ressuscita cette fête éblouissante.
Depuis, des publics variés l’acclament. S’il avait été interdit d’applaudir « Le Voyage à Reims » à Paris lors du gala de 1825 donné en présence de Charles X, âgé de soixante-sept ans, pour des raisons protocolaires, les mélomanes se sont rattrapés. L’autre soir, à Berlin, de vives acclamations s’adressaient aux chanteurs et à Alessandro de Marchi. Elles récompensaient comme il se doit un voyage sans retour. La situation était savoureuse. En effet, le gouvernement conduit par le Chancelier Scholz a été récemment dissout. Les louanges à la France de Charles XI créaient une délicieuse diversion dans une Union Européenne où l’Aigle germanique lutte sans cesse – en dépit de déclarations anesthésiantes – contre le Coq gaulois.
Dr. Philippe Olivier