Quand l’Opéra de Lyon se surpassait pendant des décennies en dérisoires prouesses, refusant d’inviter les plus éminents chanteurs des temps (la liste est longue !), l’Auditorium affichait déjà les plus brillants solistes et chefs d’orchestre. Pourtant, Andreas Staier n’eut jamais l’occasion de se produire céans. Fait dû au capricieux hasard, car Lyon l’entendit malgré tout. L’anomalie a une explication simple : il y débuta à une époque où les cycles édifiés par Les Grands interprètes se trouvaient délocalisés. Ainsi, le pianofortiste et claveciniste allemand se produisit avec le Concerto Köln à l’Opéra en janvier 1998. Puis, il vint par deux fois en récital : d’abord dans les salons de l’Hôtel de ville en 2000, avant la Salle Molière en 20071. Voilà pourquoi nous assistons, ce jour, à ses débuts… à l’Auditorium. Oubli comblé !
Un très beau son, d’une appréciable égalité, des timbres suaves mais un engagement d’une admirable énergie
Fait heureux, le prestigieux maître du clavier partage l’affiche avec une formation dont la renommée s’accroît : l’Orquestra Barroca Casa da Música, basé à Porto. La thématique À Portuguesa ! annoncée constitue un avisé prétexte pour unir compositeurs lusitaniens aux italiens ayant travaillé en péninsule ibérique ou à d’autres, dont certaines œuvres présentent un lien avec ces derniers. Ainsi, cet intelligent fil conducteur s’ouvre avec l’anglais William Corbett. Tiré du recueil Le bizzarie universali Opus 8 paru en 1728, le Concerto en Si bémol Majeur “Alla portoghese” permet d’apprécier instantanément le haut niveau des dix-sept instrumentistes. Cet ensemble – où les dames sont majoritaires – dispense un très beau son, d’une appréciable égalité, des timbres suaves mais un engagement d’une admirable énergie. Dirigeant du clavier, Andreas Staier ne fait que renforcer leur consubstantielle cohérence. Jouant debout (à l’exception des cordes graves), les artistes font tous preuve d’une propreté impeccable dans leurs évolutions, fait rare dans les formations “historiquement informées”.
Ces vertus profitent abondamment à Carlos Seixas, compositeur du Portugal que l’on diffuse mieux ces dernières années. Dès 1989, en gravant onze sonates, Robert Wooley contribua à le révéler2. Moins connu que ses compatriotes Francisco António de Almeida ou João Domingos Bomtempo, il n’en reste, pas moins, aussi intéressant. Dans ce Concerto à quatre avec clavecin obligé en sol mineur, les nombreuses autant que redoutables sections à découvert dévolues au soliste révèlent une parenté esthétique avec les concertos de Thomas Augustine Arne. Permettant un déploiement des qualités digitales inhérentes à Staier, l’écriture met pareillement en valeur la partie de 1er violon, assurée avec une souveraine maestria par Petra Müllejans3. Elle fait même merveille dans l’Adagio central, avant un Allegro assai conclusif enlevé avec panache par tous les protagonistes, achevant de conquérir l’assistance.
Habilement construit dans l’esprit des soirées musicales du XVIIIème siècle, le déroulement du concert laisse ensuite place à des pièces en solo. Staier interprète deux sonates de Domenico Scarlatti : les sol mineur K.8 et si mineur K.1734. Dans la seconde, d’un galbe souverain, l’adéquation est telle que l’on se croit un instant projeté dans le temps, auprès de Maria Bárbara de Bragança, coachée par son illustre maître napolitain ! En dépit de menues approximations du clavecin question justesse, un Concerto à quatre en La Majeur de Seixas conclut dans l’euphorie une partie princeps captivante.
Une franche vivacité, une cohésion omniprésente, une communication remarquée entre chaque pupitre, alliées à une exceptionnelle élégance visuelle du jeu
Originalité toujours à l’honneur en seconde partie, avec la découverte – pour une large portion du public – de la façon dont le britannique Charles Avison adapta des pages – initialement conçues par Domenico Scarlatti – dans ses Douze Concertos grosso à sept parties, dont voici le N°5 en ré mineur. Une franche vivacité, une cohésion omniprésente, une communication remarquée entre chaque pupitre, alliées à une singulière élégance visuelle du jeu séduisent jusqu’aux plus réfractaires à ce répertoire (tel ce confrère un tantinet grognon, qui traînait des pieds à l’entrée du concert et en ressort enthousiasmé ; ce qui a valeur de signe… !). Les élans virtuoses n’arborent rien en épanchements démonstratifs gratuits. Si postures il y a, elles servent le texte avec feu, offrant à chaque inflexion une vigueur renouvelée.
De façon symétrique à la première partie, Andreas Staier choisit ici d’exécuter les Sonates pour clavecin en Mi Majeur K.215 et K.216 composées par Domenico Scarlatti. Si dans la première, l’artiste souligne à plaisir les audaces avant-gardistes, son approche laisse, dans la seconde, s’épanouir un éclairage rayonnant qui ne fait regretter qu’une chose : l’absence d’une œuvre du Padre Antonio Soler dans ce chaleureux itinéraire ibérique. Une chose… enfin… deux… Car, plusieurs approximations, question doigté ou intonations ne passent pas inaperçues. Reste qu’on les relève par devoir, tant le style autant que la générosité d’un musicien unique demeurent à des coudées d’un lot d’adroits juvéniles clavecinistes, à la technique (mécanique ?) machinale infaillible mais invariablement froids.
La qualité du contrôle dans la gestion du vaste crescendo / decrescendo relève d’une ahurissante catharsis sonore
Autre compositeur majeur d’Italie qui accomplit la majeure partie de sa carrière en Espagne, Luigi Boccherini vient, avec son classicisme innovant, rafraîchissant et coloré, clôturer brillamment un programme prodigue en surprises. Féru de sa production, Andreas Staier grava jadis plusieurs de ses Quintettes avec pianoforte Opus 56 et 575. Il a aussi réalisé sa propre adaptation du Quintette à deux violoncelles Opus 30 N°6 en Ut Majeur “La musica notturna delle strade di Madrid”. Son travail de transcription s’avère d’une splendeur sonore inattendue, enjolivant sans jamais trahir l’esprit d’une des plus mémorables créations du compositeur toscan. Rappelons qu’à l’époque où, après la mort de Don Luis de Borbón, il entra au service des Ducs-Marquis de Benavente Osuna, Boccherini en réécrivit l’ultime mouvement, qu’il introduisit dans son Quintette avec guitare N°8 en Ut Majeur “La ritirata di Madrid”. Ce soir, si le Largo assai du rosaire émeut (nouvelle superbe prestation servie par Petra Müllejans), si la passacaille adopte une physionomie foncièrement endiablée, la marche pour l’immortelle “ronde de nuit” conclusive atteint un sommet. Jamais sur le vif nous ne l’entendîmes aussi ensorcelante et percutante à la fois. La qualité du contrôle dans la gestion du vaste crescendo / decrescendo relève d’une ahurissante catharsis sonore. Propice à tirer les larmes, elle émeut, tout autant votre serviteur que les personnes qui l’entourent dans la salle, unanimement bouleversées par ce geste phonique accompli, d’une vitalité communicative.
Succès au rendez-vous pour le maître d’œuvre et ses partenaires, apothéose d’un rendez-vous à la fois esthétique, didactique et musicologique, à marquer d’une consistante pierre blanche.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
26 novemb
1 Un grand merci à notre ami Jean-Noël Regnier, Vice-Président des Grands interprètes, dont les vastes autant que précieuses archives nous permettent la confirmation documentée de ces éléments.
2 Un CD, paru sous le label AMON RA en 1990.
3 Par ailleurs, membre du Freiburger Barockorchester.
4 “K” pour (Ralph) Kirkpatrick, musicologue et claveciniste américain, classificateur et réalisateur d’une édition critique des 555 sonates.
5 À la tête de l’ensemble “Les Adieux”, chez DHM.