L’écrivain et cinéaste néerlandais, auteur d’un magistral documentaire sur Otto Klemperer et installé à Paris depuis des lustres, publie la version française d’une odyssée autobiographique – ” Le Temps volé ” – dans laquelle la musique est tout sauf absente. Désormais nonagénaire, Bregstein y aborde notamment des grands noms comme ceux d’Alfred Cortot et de Willem Mengelberg ne s’étant pas révélés du côté des démocrates devant le péril criminel nazi. Bregstein se livre à un parcours picaresque dans plusieurs parties du monde, soutenu par le souvenir d’interprètes et de compositeurs majeurs.
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Rudolf dit Philo Bregstein, né à Amsterdam en 1932, a commencé à fortement attirer l’attention des milieux spécialisés internationaux au début des années 1980 grâce à un exceptionnel documentaire « Le long voyage d’Otto Klemperer à travers son époque ». Entrepris avec la bénédiction de l’intéressé avec sa disparition – une performance en raison du caractère difficile de Klemperer – le travail de Bregstein constitue un portrait enchanteur de l’un des mythes mondiaux de la direction d’orchestre, par ailleurs protecteur de Daniel Barenboïm et mentor de Pierre Boulez. Le film a, par chance, été réédité en DVD, chez Arthaus en 2017. Il est désormais présenté à l’intérieur d’un superbe coffret. Né en 1885 et disparu en 1973, Klemperer fascine toujours autant les mélomanes. Quant aux historiens professionnels et amateurs, ils s’intéressent aux épisodes contrastés de son existence. Elle constituerait presque un miroir des catastrophes planétaires survenues entre 1914 et 1945.
Enfant d’un éminent juriste juif d’origine lituanienne et d’une mère calviniste néerlandaise, Philo Bregstein a été victime – à partir de l’invasion nazie des Pays-Bas en mai 1940 – du « statut » d’infamie élaboré sous les ordres de Hitler. Il lui a été alors interdit, entre autres, d’assister à des concerts. Mais il s’est vengé, comme il le raconte dans ” Le Temps volé “, en écoutant des 78 tours d’Artur Schnabel, de Pablo Casals et d’autres virtuoses éminents. La paix revenue, ses parents lui offrent un abonnement au Concertgebouw, la célèbre salle de concerts d’Amsterdam. Il y voit, à partir de 1949, Otto Klemperer et nombre d’autres artistes éminents au pupitre. Son goût se forme dans l’excellence. Le jeune homme assiste aussi à un récital d’Alfred Cortot. Il écrit qu’« il était morphinomane. » Son admiration pour le pianiste français est tout sauf naïve. Il sait que Cortot n’a pas eu, sous Vichy, le comportement d’un patriote républicain.
Appartient à la même catégorie d’individus à tout le moins problématiques le chef d’orchestre néerlandais Willem Mengelberg (1871-1951), seigneur de l’Orchestre royal du Concertgebouw entre 1895 et 1945. Un demi-siècle de règne, s’étant interrompu quand les ardentes sympathies nazies de l’intéressé sont punies comme il se doit. Elles ont été relatées par Amaury du Closel (1956-2024), au long du livre « Les Voix étouffées du 3ème Reich », paru chez Actes Sud en 2005. Si le jeune Bregstein joue du piano pendant le temps des troubles – comme encore aujourd’hui –, il appartient à une génération marquée au fer rouge. Il ne sera jamais au nombre de ceux ayant trouvé à Wilhelm Furtwängler, à Karl Böhm ou à Herbert von Karajan des excuses fondamentalement impardonnables pour leur commerce opportuniste avec les grands notables du parti nazi, le NSDAP. En effet, les autres Bregstein – ceux de Lituanie – connaîtront de grandes épreuves avant de s’éparpiller ici et là dans le monde. Plusieurs de leurs collatéraux, alliés et amies connaîtront la mort dans des circonstances atroces.
Ces itinéraires picaresques, un puzzle fabriquant une fresque faite de souffrance, de deuil et de nostalgie, sont reconstitués avec savoir-faire par Philo Bregstein. Il narre ses démarches en Lituanie, aux États-Unis, en Israël ou en Amérique latine afin de retrouver les membres de sa famille et de reconstituer ainsi un « orchestre » symbolique. Il constitue le son perdu d’une mishpohe, mot yiddish désignant la famille. L’un des personnages les plus touchants de cette phalange est le cousin Grischa (1921-2015), de retour dans sa Lituanie natale en 1991 après avoir passé cinquante ans en Sibérie, en application des ordres de Staline et de ses successeurs. Si Grischa ne semble pas avoir eu la possibilité de découvrir les œuvres de Vsevolod Zaderatski (1891-1953), un excellent compositeur prisonnier du Goulag, l’entreprenant Philo reconstitue l’environnement musical de ces périodes violentes.
Rencontrant son grand-oncle Wolf Bregstein (1905-2003) à Montevideo, il se délecte d’entendre celui-ci narrer ses souvenirs des concerts dirigés par Mengelberg. Une partie des Bregstein – dont sont exclus les deux parents de Philo en raison de leur absence d’intérêt pour la musique – aura appartenu à des sphères admiratrices du pianiste français d’origine ukrainienne Alexander Brailowski (1896-1976). Celui-ci se distingua par une intégrale Chopin sous forme de six concerts. Le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962) était aussi plébiscité dans ces cercles.
Encore le violon, justement. Son illustre virtuose Jascha Heifetz (1901-1987), un enfant de la Lituanie, suscite des vocations. Le père de Liouba Peretzman (1924-2020), très proche de Grischa, avait été premier violon de l’Orchestre symphonique de Vilnius. Suite à un pogrome survenu dans cette ville en 1919, il s’était réfugié à Kaunas où il avait tenu le même poste. On retrouvera cet homme après 1945, dans l’Orchestre juif des rescapés des camps de concentration se produisant notamment à Munich. Leonard Bernstein viendra le diriger. La découverte tardive de ces racines familiales permet à Philo Bregstein de ne pas négliger l’art du chant. L’un ou l’autre membre du clan n’ignore pas que Fédor Chaliapine (1873-1938) a triomphé lors d’un concert à Kaunas. Les Bregstein de Vilnius et d’Amsterdam admirent le chantre synagogal Gershon Sirota (1874-1943), effectuant nombre de tournées. Surnommé « le Caruso juif », il périra pendant l’insurrection du ghetto de Varsovie.
Philo explique que son grand-père paternel Étienne Bregstein (1872-1940), ayant accumulé une fortune dans le commerce des céréales, se rendit régulièrement avant-guerre au Festival de Bayreuth avec un ami allemand. La bibliothèque familiale gardait la trace de ces déplacements, grâce à une collection de programmes et de livrets venus directement de Haute-Franconie. Étienne faisait « certainement partie du grand nombre de Juifs […] assimilés qui adoraient Wagner en dépit de son pamphlet antisémite » intitulé « Du judaïsme dans la musique ». Mal leur en prit bien avant 1933. D’origine juive lui-même, Arnold Schönberg vénérait également le démiurge de ” Parsifal “. Son nom était connu des Breakstone, les Bregstein d’outre Atlantique. Apparaît ici Santa Monica, le quartier des grands exilés allemands sous Hitler, comme Fritz Lang (1890-1976). Une information non dépourvue d’intérêt : « Beaucoup, dont Schönberg et Brecht, […] se trouvaient […] complètement isolés dans un désert culturel ou l’on ne se rendait visite que le dimanche après-midi ». Grâces soient rendues à Philo Bregstein de ressusciter ce monde défunt !
Dr. Philippe Olivier
Philo Bregstein : Le Temps volé – À la recherche de ma famille juive, Harmattan, Paris, 2024, 358 pages.