Bonjour, Julien Henric, nous vous remercions infiniment d’avoir accepté cette interview pour Résonances lyriques suite au fait que certains des membres de notre équipe rédactionnelle vous aient rencontré au Festival de Salzbourg cet été, à l’issue de la représentation d’Hamlet d’Ambroise Thomas où vous interprétiez le rôle de Laërte et plus récemment à Monte-Carlo pour L’Ancêtre de Camille Saint-Saëns enregistré par le Palazzetto Bru Zane
Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous décrire ce qui fut l’élément déclencheur de votre vocation ? Ce qui vous a motivé à devenir – voire à choisir cette voie de – chanteur lyrique ?
Bonjour, merci à vous de me recevoir.
Curieusement, il n’y eut pas de choc ni d’évènement révélateur, ce fut plutôt une rencontre. Mais je crois que le terme “vocation” est le bon, car le chant lyrique s’est imposé quasiment comme un chemin de vie pour ma part.
J’ai toujours été un garçon très pitre dans la sphère privée, qui a beaucoup aimé se mettre en scène, faire rire ses proches, les gens qu’il aime.
De par nature j’ai été auparavant un adolescent plutôt timide et isolé. Or, je crois que ce métier est une sorte de thérapie, parce qu’il me permet, vis-à-vis du monde, aux yeux des autres, d’avoir une valeur et une identité.
Mais en tout cas, depuis que j’ai mis le pied dans le chant lyrique, je me suis développé et j’ai mûri en tant qu’artiste et en tant qu’être humain.
Ce qui il y a de merveilleux dans votre expérience, c’est, finalement, que vous arriviez à forger votre personnalité et à trouver votre voie en empruntant d’autres identités, à travers les personnages que vous incarnez, n’est-ce pas ?
Exactement, vous avez bien compris : c’est tout à fait cela ! Les artistes lyriques ont la chance incroyable de pouvoir vivre une très large palette de vies différentes sur et hors de la scène.
Dans ces conditions, quel a été votre premier contact avec l’univers lyrique ? Par exemple : quelle est la première page de partition que vous avez entendue dans votre vie qui, tout à coup, vous a fait dire : « Ah, cela, ça m’intéresse ! » ?
Encore une fois, cela ne s’est pas exactement passé ainsi.
À la base, j’étais un enfant très moyen pendant ma scolarité, pas par manque de capacités, mais plutôt par ennui. Je suis issu d’un milieu modeste, ouvrier, aimant et sain mais peu enclin à la découverte des domaines artistiques. Peu de culture, de musique, pas de peinture, pas de théâtre… etc.
J’ai dû aller quelques fois au théâtre avec l’école. Enfant, je ne m’étais jamais rendu à l’opéra et je n’en avais aucunement écouté, hors extraits que l’on peut entendre dans la culture populaire. Un « Lacrimosa » de Mozart par ci, ou une « Donna è mobile » par là. Mais je n’avais pas d’intérêt prononcé pour cela par méconnaissance et par non-habitude.
Après avoir obtenu mon bac scientifique, j’ai fait des études et j’ai été diplômé en ingénierie civile. Mais à peine diplômé, j’ai eu l’intime conviction que cette vie ne me conviendrait pas, j’ai donc pris une année sabbatique et j’ai tenté d’autres aventures, sans but précis.
Or, depuis quelques années, je faisais du théâtre de manière amateur dans une troupe.
Vous voulez dire : du théâtre parlé, du théâtre dramatique ?
Exactement. Je n’étais pas mauvais du tout et je me suis dit : tiens, pourquoi ne pas essayer de mettre un pied dans le milieu professionnel ? Donc j’ai décidé de faire une pause.
Je suis parti travailler pour me faire un peu d’argent et je suis rentré dans la partie professionnalisante de cette école.
Je me suis vite rendu compte que cela n’allait peut-être pas fonctionner, pour le théâtre parlé en tout cas. Mais dans cette école, un soir, j’ai rencontré celle qui allait devenir ma première professeure de chant, une chanteuse russe qui venait donner un cours pour apprendre aux acteurs à poser la voix car, même au théâtre, on doit apprendre à déclamer et placer la voix.
Cela a été très drôle : elle a vu ce grand gaillard de deux mètres avec une voix aiguë. Sur ce, elle m’a fait aller au piano et, là : coup de théâtre ! Elle m’a juste demandé d’émettre quelques sons. L’instrument était très brut mais il n’y avait pas de problème pour ce qui était projection et volume.
Cette dame m’a alors affirmé : « Vous êtes ténor dramatique ! ». En fait, cela restait à prouver car j’étais très jeune encore. C’était il y a dix ans, donc j’avais vingt et un ans.
« Venez prendre des cours de chant, commencez avec moi ». Ce qu’elle a su faire, c’est de tellement me soutenir psychologiquement et me dire que j’avais quelque chose d’exceptionnel, que j’ai fini par y croire. D’une certaine manière, j’ai songé : peut-être qu’il y a vraiment quelque chose à tenter dans ce secteur ?
Elle avait, à mon sens, à moitié raison, dans la mesure où vous présentez un matériau exceptionnel. Toutefois, je n’entends pas en vous un nouveau Lauritz Melchior. Mais vous semblez vous inscrire dans une autre lignée, nous en reparlerons bientôt.
Autre question : vous avez étudié le théâtre et chant lyrique dans votre ville de Lyon, et donc, si j’ai bien compris, au CNSM ?
Après le CRR à Fourvière préalablement, pendant trois ans.
En fait, j’ai avancé par cycles, le plus dur étant de rattraper le niveau en solfège. Parce que, je ne savais pas lire la clef de sol quand je suis entré au CRR et je n’avais pas vraiment pratiqué d’instruments auparavant.
Des maîtres ont exercé une influence déterminante sur votre formation ?
Pour faire bref : malheureusement non. Car il existe actuellement en France très peu, pour ne pas dire aucun, pédagogue capable d’apprendre aux ténors “épais”, consistants… et ce n’est pas pour rien que nous n’en n’avons plus vraiment sur le territoire depuis Guy Chauvet ou Gilbert Py, pour mentionner les plus récents.
Mes professeurs aux conservatoires ont tous, bien entendu, apporté une pierre à l’édifice mais je dois dire que, concernant mon instrument, je me suis construit et j’ai appris seul. En prenant chez tout le monde, dans le passé comme l’actuel.
Je ne parlerai pas de maîtres en fait, ce sont plutôt des chanteurs qui m’inspirent, tels que Georges Thill ou Jerry Hadley par exemple, mais malheureusement, personne de vivant.
Quel fut l’événement dans votre cursus qui, selon vous, a été le plus crucial pour attirer l’attention des professionnels et, ainsi, susciter des engagements ?
Il y en a eu plusieurs, mais le plus déterminant est sans doute mon entrée dans le Jeune Ensemble du Grand Théâtre de Genève. Lorsque la pandémie Covid pointait déjà, en fin de mes études, début 2020, je venais de trouver ma première agence et j’ai auditionné presque aussitôt à l’Opéra de Genève. Son directeur Aviel Cahn, m’a fait confiance pour entrer dans la troupe. Ce qui m’a mis à l’abri pendant la période du Covid et m’a mis le pied à l’étrier, m’a permis de faire mes preuves et de rencontrer des personnalités, comme le maestro Marc Minkowski, qui, je dois dire, a facilité mes premiers vrais pas sur des grandes scènes.
Marc Minkowski est une personne qui, lorsqu’elle apprécie un artiste, n’a pas froid aux yeux quand il s’agit de lui confier des rôles… c’est une chance rare pour un jeune artiste qui débute !
Pour l’anecdote, j’ai fait Don Ottavio de Don Giovanni avec lui, rôle que j’ai pu chanter dans plusieurs pays notamment au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, où je me suis retrouvé catapulté. J’étais en troupe depuis seulement un an à la sortie du conservatoire. Donc, c’était comme une providence. Il s’agissait de la trilogie Mozart / Da Ponte dans la production d’Ivan Alexandre. Il s’est trouvé que nous étions deux ténors “cover” l’un de l’autre et, comme mon collègue a contracté le Covid, j’ai fait un soir Ottavio et le lendemain Ferrando pour la première de Così fan tutte. Un rêve pour un jeune Ténor.
Vous conserverez Don Ottavio à votre répertoire ?
Oui, je pense qu’Ottavio et Tamino, notamment, sont des compagnons de voyage à vie pour n’importe quel ténor un peu épais, puisque ce sont des emplois qui correspondent à cette tessiture. J’aimerais en faire de manière récurrente pour pouvoir conserver une flexibilité vocale, et surtout j’aime beaucoup cette musique.
Pour en terminer sur vos débuts avant d’évoquer l’avenir : avec quel contrat considérez-vous que votre carrière professionnelle a véritablement commencé ? Avec Genève, quand vous étiez en troupe ?
Oui, très clairement. C’est ce moment très important où vous n’êtes plus un étudiant, mais un jeune professionnel, où toutes les opportunités s’ouvrent à vous. Vous êtes propulsé dans divers rôles, sur une grande scène, c’est une expérience très enrichissante, c’est là que vous apprenez vraiment le métier.
En tout cas vous ménagez bien votre carrière, puisque vous avez fait des petits rôles, puis des rôles secondaires et, maintenant, des premiers plans.
La question importante que je souhaite vous poser concerne votre typologie vocale.
Vous avez d’ailleurs un peu anticipé la réponse. Il semble que la sous-catégorie à laquelle vous appartenez dans la classification correspondrait à un ténor demi-caractère en train d’évoluer vers le ténor lyrique, voire plus. Est-ce exact ?
Et j’allais vous demander, seconde partie de la question, quelle est votre étendue actuelle de tessiture ? Je précise : étendue théorique, c’est-à-dire l’ambitus que vous couvrez en vous exerçant, et ensuite, tessiture efficiente sur scène, sans prendre de risque !
Je vous remercie d’aborder ce sujet car c’est une question que je me suis moi-même posé pendant très longtemps lors de ma formation vocale. Il a toujours existé dans ma voix comme deux mondes opposés, qui coexistent et presque en conflit selon les jours. Une partie plutôt lyrique de la voix et une autre beaucoup plus héroïque. J’ai appris, au fil du temps, que la classification correspondant à cette tessiture particulière est celle du ténor de demi-caractère. Le ténor de demi-caractère, en deux mots, est la tessiture typique utilisée dans le répertoire de l’opéra-comique. Elle possède une flexibilité lui permettant de naviguer entre des parties très héroïques et fulgurantes et des lignes vocales qui requièrent l’utilisation de la voix mixte. En fait, dit vulgairement, je possède deux tessitures en une. Et cette tessiture offre une palette unique de couleurs et de nuances à mettre au service, notamment, de la richesse du répertoire français.
Vient la question de l’évolution, vraisemblablement ma tessiture devrait évoluer vers deux options toutes les deux réalistes et viables : soit le « fort ténor » qui est un ténor très robuste utilisé pour les emplois les plus héroïques voire dramatiques, soit le grand demi-caractère qui possède les mêmes caractéristiques que le demi-caractère mais offre une projection et une solidité vocale utile à un répertoire plus vaste de grand opéra. J’ai envie de vous dire que le plus important dans toutes ces classifications un peu obscures est que tant que je resterai à l’écoute de mon instrument et fidèle à mon amour des nuances et du texte, l’évolution n’importera que peu.
Nous vous souhaitons de pouvoir chanter, dans le futur, un rôle de fort ténor / ténor héroïque, pour moi typique : le Jean-Baptiste d’Hérodiade de Massenet, qui est, à mon sens, tout à fait dans ce style d’écriture et malcommode au possible d’ailleurs, parce que beaucoup aujourd’hui ne possèdent plus la technique pour faire cela correctement, avec des voyelles, en outre, qui sont sur les notes de passage les plus redoutables.
Pour revenir à la petite question accessoire de votre étendue théorique et efficiente… ?
Théoriquement, je peux descendre jusqu’au Mi grave, donc un Mi 2, bien entendu théoriquement, c’est inexploitable en scène.
Et pour le suraigu quand je m’amuse, j’ai déjà eu des contre La bémol mais ça n’arrive que très rarement et cela reste inutile et dangereux de développer la voix aussi haut. Je me concentre plutôt sur des notes réellement utiles, comme l’intervalle contre-Ut à contre-Mi bémol.
En voix de tête, tout de même pas en voix mixte ?
Si, en voix mixte, mais en mixte appuyée ou connecté, si cela est plus parlant.
Pour la partie efficiente en scène, très sincèrement, je suis à l’aise de La 2 à contre-Mi bémol. J’ai mon contre-Fa, encore une fois pour le jeu, mais je ne l’utilise pas.
Donc vous pourriez – théoriquement – chanter tout Arturo des Puritains de Bellini ?
En théorie, oui, mais en pratique je ne suis pas certain. Encore une fois, ce n’est pas une histoire de note. La vraie question réside dans le fait de pouvoir ou non soutenir constamment une tessiture élevée. Vous pouvez posséder des notes et les avoir dans votre registre mais cela ne détermine pas votre tessiture et votre capacité à assumer un rôle sur scène. S’il s’agit d’un rôle haut-médium avec de temps en temps un suraigu écrit, oui je peux le faire sans problème. Mais s’il s’agit d’un rôle léger et constamment élevé dans les lignes vocales, mon instrument s’épuiserait. L’aigu en lui-même n’est difficile que dans le contexte dans lequel il est amené, certaines notes aiguës mieux amenées seront parfois plus aisées que d’autres bien moins hautes mais mal servies.
Certains Si naturels ne sont-ils pas plus dangereux que bien des contre-Uts par ailleurs ? Je songe à Werther, celui qui va couronner l’acmé dans : « Lorsque l’enfant revient d’un voyage avant l’heure…» ?
Exactement ! L’avantage de cette tessiture du ténor de demi-caractère réside dans sa double facette.
Ayant été un jeune ténor qui a dû travailler le répertoire plus “classique” du ténor, c’est-à-dire Mozart Gluck, Donizetti, Gounod…etc., j’ai appris à développer toute ma palette lyrique pour répondre à l’esthétique et aux demandes de ce type de répertoire. Mais la réalité, c’est quand je pose un pied dans le chant héroïque, là ma vraie nature prend le dessus et, finalement, je me sens plus à l’aise sur un Don José de Carmen que sur un Nemorino de L’elisir d’amor, mais je suis capable de chanter les deux.
Alors, justement maintenant parmi vos nombreuses vertus, nous avons relevé votre belle ampleur naturelle – confirmée par Christian Jarniat dans sa critique consacrée à Hamlet au Festival de Salzbourg1 – le sens du phrasé, la maîtrise des nuances, le contrôle des demi-teintes. On imagine que tout cela a été le fruit d’un long, d’un considérable travail ?
Oui, considérable, et mon travail continue ! Encore une fois, je crois que ce qui me donne envie de travailler ces choses-là et d’y mettre un point d’exception c’est, premièrement, d’œuvrer avec des collègues qui m’inspirent et mettent le chant français à l’honneur, comme Stéphane Degout par exemple.
D’autre part, je crois que j’ai été piqué très tôt par l’existence des nombreux préjugés et moqueries sur le chant français et les chanteurs français et mon orgueil me dicte d’essayer de prouver le contraire.
Je suis un amoureux de la tradition et j’aime écouter les enregistrements du passé et apprendre à travers eux. J’essaye de toujours travailler entouré du conseil d’oreilles attentives et musicales, de gens qui savent, comme des chanteurs, des musicologues, des chefs d’orchestre et de chants… etc.
Je crois que le secret du texte bien chanté, c’est celui du travail déclamatoire et de la ligne vocale libre. Si vous ne brûlez pas les étapes et construisez patiemment les choses, cela fonctionnera.
Une question à laquelle je tiens. Cela m’a frappé lorsque je vous ai entendu dans Don Ottavio chez Mozart : je vous vois déjà bien, un jour, dans Idoménée, à mon sens le roi des rôles de ténors chez Mozart, créé par Anton Raaff. Ce serait d’autant plus intéressant, dans la mesure où ce qu’on appelle, dans la tradition française, un fort ténor, serait adapté, puisque jamais Mozart n’a été autant inspiré par Gluck que dans Idoménée, cette influence de Gluck qu’on a déniée à une époque, alors qu’elle s’érige en évidence.
Idoménée est un rôle qui m’intéresse beaucoup et dont j’ai le luxe d’avoir le temps de le voir peut-être venir un jour prochain. J’aime l’approche très déclamatoire du rôle et la robustesse qu’il demande et, en effet, cela n’est pas sans rappeler certains passages d’œuvres de Gluck. Je ne suis pas capable de vous dire si l’inspiration est aussi forte que vous me le suggérez, mais je crois que le travail d’un chanteur est de se nourrir du répertoire de toutes époques et de créer des passerelles musicales entres les styles et les compositeurs.
Reste l’écueil vocalisant de Fuor del mar à l’acte II et ça n’est pas une mince affaire !
Vous faites preuve justement d’une belle ductilité, d’une souplesse étonnante. Et j’allais vous demander quel rapport souhaitez-vous entretenir avec le chant d’agilité ?
Plus précisément, je pensais à Rossini et tout ce qu’il y a autour : ceux qui écrivaient dans un style proche à son époque (Coccia, Mayr, Morlacchi, Pavesi, Vaccaj… etc.) ; voire une partie du répertoire baroque, j’allais plutôt préciser : répertoire du baroque crépusculaire : Pergolesi, Vivaldi, Porpora, Haendel, Bach, Telemann, Hasse… etc.
Le répertoire baroque n’a pas encore trouvé de place dans mes saisons. J’aime la musique de manière générale sans exception et comme je l’ai dit précédemment, je crois qu’un chanteur doit se nourrir de tous les styles et de toutes les époques.
Je suis ouvert aux propositions concernant ce répertoire si vaste et si riche.
Concernant le chant d’agilité en lui-même, je dois avouer qu’il ne s’agit pas de ma spécialité. Il est difficile pour moi d’envisager de longs rôles vocalisant pendant des heures. Mais s’il s’agit de coloratures ponctuelles, je n’y trouve aucun inconvénient, au contraire. Je crois que les rôles seria sont plus adaptés à ma typologie vocale que les rôle buffa…
Vous avez fait Pong dans Turandot de Puccini. Voilà encore un rôle “dit secondaire” redoutable, qui monte jusqu’au Si bémol. Or, malheureusement, bien des amateurs d’art lyrique, c’est navrant, ne se rendent pas compte de ses difficultés !
C’est vrai mais c’est une partie qui est souvent donnée aujourd’hui à des ténors quasiment de caractères ou, dans mon cas, à de jeunes ténors qui se font les dents : c’est le genre de personnage où, quand cela monte dans de tels aigus, les auditeurs ne se rendent pas forcément compte de la tension de la ligne vocale. Mais c’est aussi la beauté du métier, donner l’illusion que c’est facile.
Dans le répertoire baroque, qu’avez-vous abordé ou que souhaitez-vous aborder ? Je songe à des rôles très précis qui pourraient vous aller comme un gant, tels que Bajazet dans Tamerlano de Haendel par exemple…
Encore une fois, quasiment aucun rôle baroque ne m’a été proposé. Je garde un très bon souvenir d’un Enée au CRR de Lyon dans le Didon et Enée de Purcell, rôle que j’ai pu assumer à l’époque car j’étais plus à l’aise dans du ténor II que dans du ténor I… Je reste ouvert à toute idée et proposition.
En parlant de rôle de ténor II, Melot est un rôle ingrat, ardu à faire exister. De même, Sir Hervey, dans Anna Bolena de Donizetti. Mais vous arrivez probablement à en faire quelque chose parce qu’il est plus omniprésent au fil de l’œuvre que les autres emplois de ces fourbes de second plan ?
Oui. Je remarque que le hasard me donne actuellement beaucoup de “méchants”. Ce qui est une chance pour moi, parce que les ténors peuvent souvent être des amoureux transis un peu niais. J’éprouve donc beaucoup de plaisir à pouvoir explorer ces personnages plus sombres et à faire ressortir leur fragilité au travers de leur violence et leur cynisme. Interpréter des personnages plus minces en quantité vocale, c’est aussi devoir travailler à les rendre plus consistants dramatiquement en scène, c’est une très bonne école.
Qu’en est-il de votre rapport avec l’écriture contemporaine ?
Une nouvelle fois, j’éprouve de l’intérêt pour tout, sans a priori. Même le contemporain. En début d’année j’ai fait The Exterminating Angel, de Thomas Adès et cela m’a transcendé : très intelligemment construit pour la voix ! Notamment le rôle d’Edmundo de Nobile, le maître de maison, un rôle de ténor héroïque qui m’attire beaucoup. Je chantais Lucas qui n’a pas une partie évidente, mais qui ouvre l’opéra avec un contre-Ut… à la troisième seconde ! Donc, on a intérêt à être bien chauffé !
Puisque nous évoquons tous les répertoires, quid de la mélodie française ou italienne et du Lied ? Est-ce que la mélodie vous intéresse ? Vous avez notamment du Massenet à votre répertoire. Or c’est le compositeur français qui a écrit, quantitativement, le plus de mélodies…
J’ai gagné le prix de mélodie au concours de Mâcon, le premier prix de mélodies et le prix mélodie de compositrices à Marmande. J’adore la mélodie et les Lieder. J’en ai beaucoup fait au conservatoire. J’ai eu la chance d’interpréter le Winterreise de Schubert en entier, la version de Hans Zender [conçue en 1993 – NDLR] avec orchestre. Idem pour Dichterliebe [Les amours du poète] de Schumann, par cœur, une très belle expérience.
Pour l’instant je n’ai pas encore su laisser de l’espace dans mes saisons pour inclure des programmes de mélodie. Il s’agit à la fois d’un choix car j’essaye de concentrer mes efforts sur le développement de ma carrière opératique et d’un manque de temps quant à l’élaboration d’un programme et sa mise en place, mais je compte bien y remédier. D’ailleurs, il y aura un très beau programme de mélodie avec orchestre que nous interpréterons avec Thomas Dolié sous la direction de Pierre Dumoussaud en décembre 24 à l’Opéra de Rouen et en tournée en Normandie. Et ce, sous l’impulsion du Palazzetto Bru Zane.
Également de la chanson, par exemple Joseph Kosma ?
Je n’en ai que très rarement fait. Mais pour complémenter des programmes cela peut être très pertinent et intéressant.
Vous avez aussi la mélodie espagnole. Il y a de très belles choses à propager dans ce répertoire ?
Pour l’heure, je n’ai pas encore abordé le répertoire ibérique. J’ai des amis hispanophones qui paieraient cher pour que j’en fasse un petit peu ! Donc, non, mais c’est simplement par manque d’occasions. En revanche, j’ai fait de la mélodie russe et j’aime beaucoup cela.
Au fur et à mesure de notre entretien, il s’avère agréable de constater votre vaste culture. Justement, cela amène une question : dans le domaine, de la mélodie, du lied, c’est une chose, mais dans le domaine de l’opéra sur scène, est-ce que, pour vous, les aspects historiques, aussi bien que le style, sont des éléments fondamentaux ? Par exemple, en ce qui concerne l’élaboration, la genèse du contexte dans lequel l’ouvrage doit se dérouler. Là, j’évoque d’abord le plan scénique. Et, ensuite, stylistiquement, on ne chante pas tous les compositeurs de la même manière, avec la même technique ?
Selon moi, il y a d’abord les choses qui sont aujourd’hui admises par la tradition. Ensuite, on peut également avoir la chance de puiser à la source directe, c’est-à-dire : soit quelqu’un qui a travaillé directement avec le compositeur, soit quelqu’un qui transmet l’enseignement du compositeur, soit, enfin, des écrits du compositeur lui-même. À ce compte-là, on peut se servir à la source.
J’aime à penser que le chanteur est avant tout un artisan avant d’être un artiste.
Notre travail est d’abord de retranscrire le plus fidèlement possible le travail d’un compositeur puis enfin de l’inscrire dans notre voix, notre tessiture, nos couleurs, nos nuances, notre sensibilité… bref, notre unicité.
En effet, se renseigner sur le contexte historique et/ou bibliographique d’une œuvre est pour moi indispensable pour la travailler et la chanter. Cela ne veut pas dire qu’il faut rester sourd à une possible interprétation foncièrement différente. Encore une fois, c’est la juste balance entre l’artisan et l’artiste.
Une anecdote amusante : Peter Grimes de Britten, chanté à la création par Peter Pears, repris quelques années plus tard par Jon Vickers. Tout le monde a salué l’interprétation de Vickers qui aujourd’hui encore fait figure de référence pour Grimes dans l’imaginaire collectif. Pourtant, Britten a dit qu’il n’aimait pas du tout l’interprétation de Vickers !
S’approprier une œuvre c’est d’abord la comprendre et la respecter puis la transcender.
Concernant votre seconde question, je suis d’accord sur le fait que les compositeurs ne se chantent pas tous de la même manière esthétiquement parlant. La voix doit se mettre au service de l’esthétique et des demandes des compositeurs et c’est en cela que la technique est fondamentale. Plus une voix est saine et polyvalente plus elle pourra chanter de « styles » différents. Mais vouloir former une voix dans et pour un style précis, c’est déjà vouloir limiter ses opportunités de développement.
Ce qui est intéressant, c’est que je pensais à ces cas célèbres remontant à deux cents ans ; les sœurs Garcia : Pauline Viardot et La Malibran. La Malibran qui a une carrière météorique, a été encore plus adulée que Pauline Viardot, mais ne s’intéressait pas du tout aux contextes. Elle a pourtant créé maintes œuvres avec un arrière-plan historique mais ceux qui ont travaillé sur le sujet disent qu’elle ne cherchait pas à creuser.
Inversement, Pauline Viardot, a exploré toutes les données. Quand elle a créé Fidès du Prophète pour Meyerbeer, elle a consulté dans les archives toutes les chroniques sur les Anabaptistes pour savoir ce qui s’était passé exactement et comprendre le contexte.
Les deux approches peuvent et doivent coexister, la plus « mentale » et la plus « physique », dirons-nous.
Mais il ne faut pas se faire parasiter par l’un ou par l’autre. J’ai connu des chanteurs qui s’enferment trop dans le travail de table qui prend trop de place dans leur imaginaire. Le problème est qu’ils viennent se brider eux-mêmes dans leur expression et dans leur technique vocale.
À l’inverse, on a tous connu un collègue qui débarque mal préparé et mal renseigné, mais qui chante comme le bon Dieu, comme si c’était son dernier jour sur terre. Je crois qu’il faut trouver le juste milieu, il y a cette liberté d’expression, cet instinct du chant qu’il faut conserver, puisque c’est ce qui nous apporte le frisson et c’est ce qu’on aime chez un artiste. D’autre part, le fait d’avoir suffisamment préparé une partition et un rôle mentalement permet de ne pas risquer la vulgarité, le hors style ou l’accident vocal. Ma philosophie, c’est qu’il ne peut jamais rien m’arriver de grave si je me suis suffisamment préparé, vocalement et mentalement. Le mauvais trac diminue et vous vous offrez l’opportunité de transcender votre rôle et votre interprétation.
Dans le contexte actuel de relectures à 90% dans les mises en scène d’opéra, comment gérez-vous les relations avec les scénographes ?
En particulier lorsqu’on va, dans tel ou tel rôle, vous demander quelque chose qui va – de toute évidence – contre le plus élémentaire bon sens, contre la musique, contre la dramaturgie, contre la conception de l’œuvre, contre ce qu’est le personnage… ?
Soyons honnêtes, nous ne pouvons pas être d’accord et empathique avec toutes les mises en scènes que nous rencontrons, soit en tant que spectateur, soit en tant qu’interprète.
C’est aussi la beauté et la difficulté de notre art, nous ne pouvons pas plaire à tout le monde et c’est normal. J’imagine que cela reste une conviction personnelle et subjective.
Je vous donne un exemple positif : Guercoeur, dans la production de Strasbourg, à l’Opéra du Rhin dans la très belle mise en scène de Christof Loy. Toute l’action se déroulait sur un plateau noir dénudé avec seulement des chaises et un écran blanc. C’était nu, très proche du Regietheater à l’allemande et, de manière générale, je suis assez peu fan de ce style. Mais cette mise en scène était vraiment intéressante et construite intelligemment spécifiquement pour cet opéra, parce qu’il est psychologique, très symboliste, et finalement nous centre sur la musique de Magnard et sur le jeu des protagonistes. Maintenant, La Bohème dans l’espace, par exemple, j’ai plus de mal à adhérer. Une nouvelle fois, nous parlons ici seulement de goût subjectif.
Ceci posé, je crois quelquefois, que des œuvres trop préconçues se font du mal à elles-mêmes, dans la mesure où elles ferment beaucoup de portes à l’imagination ou à la réflexion. On imagine difficilement une Carmen suédoise de 1,85 m avec les yeux bleus et cheveux blond platine, mais si cela est amené de manière constructive et intelligente, pourquoi pas ?
Si un jour j’ai cette chance, j’aimerais beaucoup faire un peu de mise en scène. De manière générale, la meilleure qualité d’un metteur en scène selon moi c’est d’être à l’écoute des chanteurs qu’il met en scène.
À l’opposé, à Salzbourg dans Hamlet, une exécution en concert, nous constations – une énième fois – que les artistes dont vous étiez, pouvaient jouer et s’exprimer infiniment mieux que dans le contexte d’une relecture à contre-sens. Voilà ce qui devient le paradoxe suprême : le concert, amène, bien des fois, plus de vérité dramaturgique qu’une exécution scénique à côté du propos non ?
Il existe malheureusement des équipes de mise en scène qui ne mettent pas assez leur art au service de la musique et du genre opéra. Ce n’est pas une fatalité, bien entendu. L’essentiel, selon moi, réside dans l’harmonie qui se crée entre tous les organes d’une même équipe artistique et le respect mutuel qui en découle. Si tout le monde est animé par un même amour de l’opéra, de la musique et de la voix, il n’y a pas de mauvaise idée sur le papier.
Je ne suis pas du tout contre la modernité et d’autre part l’amélioration du jeu d’acteur des chanteurs me semble propice à l’évolution de notre art. Les deux styles « traditionnels et modernes » ont leur place dans nos salles et doivent pouvoir coexister pour rassembler tous les publics, sans avoir besoin d’établir de rapport de forces entre eux. Et puis, il existe une troisième espèce, bien plus rare, un hybride qui respecte et honore la tradition mais modernise et sublime : c’est cette version-là, je crois, qui m’intéresse le plus.
Ou alors, ce que souhaitait, avant la tragédie de la guerre russo-ukrainienne, Valery Gergiev pour le Mariinski : s’acheminer vers le principe de deux productions pour chaque œuvre, une qui soit une relecture et une qui s’inscrive dans la tradition. Ainsi, chacun pourrait choisir en conscience?
S’il existe déjà les décors d’une des deux, oui ! Il faut rester économiquement réaliste. Mais pourquoi pas ? Ce serait une très bonne idée de rendre hommage aux deux. On voit déjà apparaître aujourd’hui des formes de trilogies autour de compositeurs et/ou d’opéra traitant des mêmes sujets.
Là, résiderait la véritable liberté artistique car, à partir du moment où, dans 90% des cas, on a affaire à des “relectures”, ce n’est plus de la liberté mais une conception totalitaire de l’art dans la société.
Si vous me le permettez, je dirai que le problème essentiel ne réside pas dans la relecture des mises en scène ou même dans d’autres raisons évoquées ces dernières années. Même si ces sujets doivent bien entendu être traités et discutés car nous restons dans un art vivant qui appartient à tous.
Je dirais que le problème majeur de l’opéra et de la musique classique en général provient de l’éducation de nos enfants et de leur accès à cette frange de notre culture. Moi-même, durant toute ma scolarité, en tant qu’enfant issu du milieu social ouvrier, je n’ai jamais été amené à rencontrer la musique classique sous n’importe laquelle de ses formes. Le théâtre, la comédie musicale, la danse, le cinéma, la littérature, les arts plastiques,… oui. Mais la musique classique, non. J’ai assisté à mon premier opéra à 21 ans car je commençais à chanter.
Je ne dis pas que tout le monde doit et va aimer la musique classique, mais je dis que si elle était présentée, ne serait-ce qu’une seule fois pendant leur scolarité à nos enfants, il existerait un pourcentage bien plus élevé de gens qui iraient au concert. Il y aurait donc fatalement plus de demande et par conséquent plus d’offre et l’on se poserait les questions différemment.
Je ne peux qu’encourager nos pouvoir publics et nos structures à continuer de subventionner et proposer des concerts aux enfants et jeunes adultes pour les amener à découvrir la musique classique.
Et avec les chefs d’orchestre, comment se construisent vos rapports ?
Mes rapports sont très bons de manière globale, j’apprécie beaucoup de pouvoir travailler dans le respect et la communication avec les chefs d’orchestres. Ces derniers mois, j’ai travaillé plusieurs fois avec Pierre Dumoussaud, un jeune chef français que j’apprécie beaucoup, car il se place naturellement comme un leader humain et musical par le respect et le travail et non par la terreur.
Je crois que le chef a une place primordiale à l’opéra, il est le centre de gravité puisque, de toute manière, c’est lui qui doit diriger le “vaisseau”. Il est de sa responsabilité d’être la référence musicale et décisionnaire de l’opéra et d’être à l’écoute de son orchestre et de ses chanteurs. Et nous avons besoin de ressentir cette stabilité lors d’une production.
Nous vous souhaitons d’avoir la chance d’être “coaché” par des grandes références, des chefs qui déploient ces conceptions. Je songe à Riccardo Muti par exemple…
Oh… quel fabuleux souvenir vous me rappelez… ! Figurez-vous que j’ai eu l’opportunité de passer quinze précieuses minutes avec lui pour cette fameuse trilogie de Mozart au festival de Ravenne !
L’orchestre était constitué de jeunes instrumentistes et nous étions sous la direction d’Erina Yashima. Nous répétions « Il mio tesoro ». C’est alors que Muti a pris la baguette à des fins de pédagogie, et nous avons recommencé. J’ai eu cette chance de faire l’aria deux fois sous sa direction : d’abord nous l’avons filé, puis il m’a corrigé certains points et nous avons recommencé. Sensation incroyable ! Je n’ai jamais ressenti, jusqu’à présent, aucun autre chef qui fut autant “à mon service”. Il respirait avec moi, il écoutait, il attendait, il tenait l’orchestre tout en laissant une place immense au chant et en guidant mes lignes vocales avec une grande maîtrise. Je me suis rarement senti aussi bien et en sécurité artistiquement que pendant ces quelques minutes. Tout devenait évidence. C’est un grand monsieur, j’espère que nos chemins se recroiseront. Je le souhaite de tout cœur !
Un autre chef que j’ai beaucoup apprécié, c’est Riccardo Minasi. Un meneur charismatique avec un amour inouï de la ligne et des nuances.
J’ai un respect immense – et souvent cela va de pair avec un très bon feeling artistique – avec tous les chefs qui ont cette capacité humaine. Ils sont leaders naturellement, par la courtoisie, le talent et la politesse.
Nous vous sentons vraiment un artiste clairvoyant prudent dans vos choix orientations artistiques, dans vos choix de rôles. Or, cela rejoint le problème de l’encadrement : Vous a-t-on déjà fait des propositions artistiques que je qualifierais d’inquiétantes pour votre santé vocale?
Oui, c’est arrivé. Mais c’est extrêmement rare pour ma part.
Une prudence trop extrême peut paralyser le développement vocal et celui d’une carrière mais il est sain et indispensable d’apprendre à dire non quelquefois. C’est une situation qui peut être extrêmement difficile et angoissante à vivre pour les jeunes chanteurs qui par définition ont tout à prouver et veulent donc accepter le plus de contrats possibles pour espérer percer. Ou même simplement, gagner leur vie.
Pour revenir au sujet des propositions, quand je lis un rôle, je l’envisage chanté sans compromis tout le long, sans tricher. Si je sens le danger, je l’analyse, j’en parle autour de moi et je prends une décision en conscience des risques et des opportunités. C’est dans ces instants qu’il est fondamental d’être soi-même conscient de ses capacités et d’être bien entouré par des personnes de confiance qui vous connaissent, pas seulement vocalement mais également humainement.
Vous aviez évoqué l’aspect international d’une carrière de chanteur lyrique. Vous chantez, à ma connaissance, au moins dans quatre langues. Combien en maîtrisez-vous ? Au-delà, lesquelles vous attirent, s’agissant de les chanter?
Nous avons donc le français bien sûr, l’anglais, l’allemand, l’italien … et le russe.
Alors je suis totalement bilingue français-anglais, mais c’est une sorte de prérequis pour raisons professionnelles, puisqu’on passe notre temps à communiquer en anglais. J’ai un bon niveau en italien, je le chante bien également. Pour l’allemand, c’est un peu différent, je le comprends bien, mais j’ai du mal à le parler (j’en ai pourtant fait une dizaine d’années à l’école) car je le pratique rarement. Je gage qu’après une ou deux productions en Allemagne, mon niveau oral rejoindra mon niveau écrit. Pour ce qui est du chant, pas de problème de ce côté-là, la pratique du Lied ayant beaucoup aidé.
S’agissant du russe : je sais lire le cyrillique et l’écrire, au clavier comme à la plume. Je connais donc ses règles de prononciation, ce qui me fait gagner un temps considérable sur l’apprentissage des partitions. Ne le pratiquant que rarement, je dirais que mon niveau est assez moyen. Mais je laisserai les russophones en juger car un premier rôle en russe sera à l’affiche de ma prochaine saison… Au travail !
Donc un rôle en russe en entier ne vous effraie pas. D’autres rôles en langues slaves, en tchèque, par exemple, pourraient être envisageables ? Vous avez l’amour des langues ?
J’ai chanté un petit rôle en Tchèque dans L’Affaire Makropoulos de Janáček et c’est une langue qui m’a beaucoup plu. Reste à voir si je la croiserai de nouveau, en tout cas la musique de Janáček est sublime. L’amour des langues, sûrement, j’ai surtout une chance incroyable : j’ai les oreilles qui fonctionnent très bien et sont très musicales. Elles captent facilement les langues et les accents.
Un peu “caméléon” ?
C’est exactement ça. C’est une très bonne qualité parce qu’un musicien qui n’a pas de bonnes oreilles, c’est beaucoup plus de travail à prévoir.
Quels sont vos projets dans les années à venir ?
Il m’est permis de vous dire que je fais mon premier Don José de Carmen à Shanghai, cet hiver. C’est un début sur lequel je compte beaucoup car c’est un rôle important du répertoire qui colle bien à ma vocalité, puis c’est encore un personnage torturé et sombre.
Dans un avenir proche, j’aborderai aussi Mylio du Roy d’Ys de Lalo. Je tiens beaucoup à ce projet car j’aimerais réellement articuler une grande partie de ma carrière autour de l’opéra français et peu joué.
Mentionnons mes premiers pas en France dans le répertoire italien, Ismaël de Nabucco, cette saison à Toulon. Ce qui permettra, je l’espère, d’ouvrir d’autres horizons sur le répertoire Italien.
Côté germanophone, je suis très heureux de retrouver Tamino dans quelques temps. C’est un rôle que j’ai déjà abordé plusieurs fois et qui me plaît toujours autant.
Je cite également, quoique le concert se soit déjà déroulé récemment, L’Ancêtre de Camille Saint-Saëns. Pour ceux qui n’ont pas pu venir nous voir, je les invite à patienter jusqu’au livret disque que fera paraître le Palazzetto Bru Zane l’année prochaine. C’est une vraie découverte et une musique magnifique.
Nous avons pu évoquer vos projets dans les années à venir. Alors maintenant, avant-dernière question : quel(s) rôle(s) souhaitez-vous absolument aborder dans votre vie ?
Werther !
Avant tout Werther de Massenet. Werther, c’est le rôle de ma vie… !
Raisonnablement abordable dans quelques années. Le rêve complet pour tout vous dire est un Werther à l’Opéra Bastille.
Je me sens très proche de ce personnage : un torturé, un rêveur, un poète. J’écris moi-même beaucoup de poésie et dans ma vie privée, je peux faire preuve de mélancolie.
En fait, plus jeune, j’ai été électrisé par le Werther de Jonas Kaufmann à Bastille en 2010. Déjà j’ai trouvé la mise en scène sublime ensuite le jeu de Jonas Kaufmann m’a bouleversé.
Dans un autre registre, j’aimerais beaucoup chanter Lohengrin un jour.
Mais je dois dire que de manière générale mon amour et mon fantasme vont à l’opéra français et surtout le grand opéra français et ses rôles gargantuesques.
La Damnation de Faust de Berlioz, Raoul des Huguenots de Meyerbeer, entre autres rôles légendaires…
Ultime question que nous voulions vous poser (du moins pour cette première interview) : est-ce que vous formez des vœux particuliers concernant l’ensemble de votre carrière, en vous projetant dans un futur, même lointain ? Cette fois je ne parle plus des rôles à aborder, mais de la vision globale que vous auriez de votre parcours jusqu’à son terme, avec des aspirations particulières.
Comme nous l’avons déjà évoqué, j’aimerai faire de la mise en scène, à un moment donné.
Je crois que je suis attiré par la transmission du savoir et de l’expérience, d’abord au travers de mon travail et de mes rencontres et ensuite pourquoi pas au travers de l’enseignement.
Mais je n’ai que trente et un ans et nous verrons bien ce que je dirai dans vingt ans. Je crois que j’aimerais pouvoir me dire dans le futur que j’aime ce que je fais et je voudrais laisser toujours une place à la qualité plutôt qu’à la quantité.
Enfin, je crois que j’aimerais assez l’idée de pouvoir encore me mettre au piano comme ce chanteur italien flamboyant qui chantait « Nessun dorma » à 80 ans encore…
Giacomo Lauri-Volpi… ?
Oui ! Un peu comme Lauri-Volpi : être capable, à un âge très avancé, de pouvoir montrer que, si l’on a été consciencieux, on peut encore s’amuser.
Un peu tout ça en même temps et me souhaiter de ne pas trop souffrir, d’être heureux et d’arriver à tenir le rythme. Les carrières sont de moins en moins évidentes, de plus en plus chronophages, de plus en plus énergivores. Elles empiètent sur la vie privée. Or, j’aimerais être père. J’aimerais être épanoui. Je n’aimerais pas finir seul. J’aimerais être un monsieur tout le monde qui fait des choses qui ne sont pas tout à fait pour monsieur tout le monde.
Nous vous souhaitons justement une carrière en pente douce, mais constamment ascendante. Après tout, il y a des précédents illustres chez les compositeurs. Si nous pensons à Haydn et à Verdi. Voilà tout le mal que nous pouvons vous souhaiter et, au contraire, nous vous suivrons de près car, ce qui nous a particulièrement enthousiasmé, au fur et à mesure de nos échanges, c’est de faire connaissance avec vous, bien sûr, mais aussi de découvrir votre immense culture. Chapeau bas pour un garçon de votre âge et dont nous apprécions l’humanité !
Je vous remercie pour vos vœux d’encouragements et pour votre temps.
Propos recueillis par Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
1https://resonances-lyriques.org/festival-de-salzbourg-le-triomphe-dhamlet-ambroise-thomas/
Discographie :
In the Shadows – Michael Spyres (Flavio- Norma)