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Festival de Salzbourg 2024 : un fascinant Joueur de Sergeï Prokofiev

Festival de Salzbourg 2024 : un fascinant Joueur de Sergeï Prokofiev

mardi 20 août 2024

©SF. Ruth Walz

L’argument inspiré du vertigineux roman autobiographique de Dostoïevski

A Roulettenbourg, une ville d’eau imaginaire d’Allemagne, le casino attire de nombreux touristes. Alexej Iwanowitsch y accompagne un général en qualité de précepteur de ses deux jeunes enfants et de Polina dont il est éperdument amoureux. Le général s’est, pour sa part, entiché de Blanche une demi-mondaine qui ne s’intéresse qu’à son argent. Or le général s’est endetté auprès du marquis qui, de son côté, convoite Polina laquelle subit son emprise. Tous attendent, d’un moment à l’autre, la mort de la tante Babulenka afin de percevoir son énorme héritage.

Or, à la surprise des protagonistes, la tante du général débarque à l’improviste. Cette dernière, consciente des manigances du général, devient en outre dépendante au jeu et dilapide au casino la quasi-totalité de sa fortune. Blanche quitte alors le général ruiné. Pour séduire Polina, Alexej Iwanowitsch parvient à gagner des sommes considérables à la roulette mais la jeune fille le repousse le laissant dans un profond état de désespoir.

Le joueur s’inspire du roman autobiographique de Fiodor Dostoïevski qui fut, comme son personnage principal, un joueur compulsif ne parvenant pas, pendant des années, à se défaire de ce que lui-même nommait « une maladie ».

Le Joueur a donné lieu à 7 adaptations cinématographiques dont un film américain de 1949 de Robert Siodmak avec Gregory Peck et Ava Gardner, et un film francoitalien réalisé par Claude Autant-Lara sorti en 1958 avec Gérard Philippe.

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©SF. Ruth Walz

L’Opéra de Prokofiev méprisé en Russie et quasiment ignoré pendant près d’un demi-siècle par le reste du monde

Composée entre novembre 1915 et janvier 1917, l’œuvre fut d’abord déclarée « inchantable ». Puis la révolution russe survint qui marqua un coup d’arrêt et Prokofiev ne put pratiquer qu’ensuite, pour tenter de la faire jouer, de multiples remaniements à sa partition jusqu’en 1927. L’ouvrage ne connut qu’une création éphémère le 29 avril 1929 au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles sous la direction de Maurice Corneil de Thoran, curieusement en version française (!). Le compositeur ne parviendra ensuite jamais à faire représenter son opéra en Russie de son vivant. Ce n’est que six ans après sa mort (1953) que les russes découvrirent une version radiophonique du Joueur (1963) lequel ne sera affiché au Bolchoï de Moscou seulement en 1974 ! L’Europe ne s’y intéressa que dans les années 50 et il fallut attendre 1975 pour que le Metropolitan Opera de New York l’accueille !

Un opéra au style « radical » sous forme de « prose musicale »

Le style musical « aussi radical que possible » (selon les propres termes Prokofiev)  fait du Joueur un « opéra dialogué » sous forme de prose musicale sans la moindre concession au cantabile. On est, encore au delà de la « conversation en musique » de Richard Strauss.

Aucun des personnages ne dispose – au sens du répertoire lyrique du 19e siècle – de véritables arias et il est laissé à l’orchestre la mission d’assurer les commentaires psychologiques sur les événements, ce qu’il fait dans le langage le plus moderne que Prokofiev ait pu concevoir dans les années 1915.

Le Joueur demeure encore de nos jours pour un public « traditionnel » une expérience spécifique exigeante qui implique un acte d’empathie de la part de l’auditeur occidental pour s’engager dans une tradition musicale où les attentes opératiques « normales » ne sont délibérément pas satisfaites.

Dans son ouvrage Piotr Kaminski1 souligne avec pertinence : « Ce sont en effet les couleurs orchestrales auxquelles sont confiées la caractérisation de l’univers obsessionnel du casino… l’opéra plie sous la prose, le drame n’étant ni vécu, ni joué mais la plupart du temps rapporté dans les échanges entre les personnages … Les portraits des deux protagonistes sont mis en valeur, Alexej passionné et fantasque et Polina mystérieuse et déchirée…Au sommet : le 2e tableau du 4e acte, le rondo cauchemardesque d’un quart d’heure, chef d’œuvre de dramaturgie musicale, d’une virtuosité rythmique démoniaque dans la scène du casino… ».

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©SF. Ruth Walz

La scénographie de Georges Tsypin : un univers nocturne cauchemardesque

La scénographie de Georges Tsypin s’inscrit dans une vision volontairement contemporaine d’un univers oppressant et cauchemardesque. Alors que l’Opéra de Prokokiev se déroule dans des lieux différents, l’action se circonscrit en l’occurrence en un lieu unique. Le décorateur américain fait envahir partiellement l’immense plateau du Felsenreitschule, taillé dans le Mönchsberg, par la mousse et la verdure qui rongent ainsi sol, murs et même tables de jeux tandis que les arcades de pierre se trouvent occultées par des miroirs pour la plupart fracturés. Il rajoute à ces lieux en déshérence et partiellement gangrenés d’énormes roulettes suspendues à des filins, sortes de lustres imposants qui, par moments, se mettent à tourner rapidement de telle sorte que ces tables de jeux ressemblent à des vaisseaux spatiaux menaçants paraissant, dans leur descente, attaquer (ou vouloir écraser) les personnages qui se meuvent comme des insectes rampant au sol. Tantôt ils s’immobilisent et tantôt ils tournent avec des stries de lumières disposées tout au long de leurs flancs.

A noter encore l’extraordinaire travail sur les lumières signé James F. Ingalls. Elles contribuent largement au côté angoissant du spectacle avec leurs reflets violents, soit de jour, soit de nuit, et notamment, lorsque les tables de jeux, sous forme de soucoupes, se mettent à tourbillonner avec leurs lampes clignotantes et fluorescentes, donnant aux spectateurs l’impression d’assister à un film de science fiction.

Les divers personnages sont en costumes actuels (signés Camille Assaf), Alexej et Polina sont en jeans, blousons et rangers. On notera sur le tee-shirt de Polina une inscription « All or nothing ».

La mise en scène de Peter Sellars : une angoissante course effrénée à l’abîme

Dans sa mise en scène, Peter Sellars s’exonère totalement de l’ambiance « russe » telle qu’on peut par exemple l’appréhender dans la production du théâtre Marinsky de Saint Peterbourg de 2012 sous la baguette de Valéry Gergiev (avec, dans le rôle d’Alexej Iwanowitsch, Vladimir Galouzine). Dans cette production, certes épurée sur le plan scénographique, les costumes étaient néanmoins « datés » en ce qui concerne l’époque (le 19e siècle) et l’atmosphère baignait dans un climat significativement slave. Il en allait de même dans la production que l’Opéra de Monte-Carlo avait affichée en 2016 dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda.

Peter Sellars a souhaité créer un climat d’angoisse constant dans un scénario qui est marqué par une vertigineuse addiction au jeu (n’oublions pas que Dostoïevski, était lui-même prisonnier de cette addiction qu’il a exprimée dans son roman).

Le metteur en scène utilise tout au long de l’action des téléphones mobiles dont la manipulation remplace les lettres que l’on s’envoyait au siècle passé. Ce moyen de communication entre les personnages va par ailleurs, servir de processus quasi obsessionnel pour basculer du rêve – ou plus exactement du cauchemar – à la réalité. Dans le premier cas, les ambiances lumineuses opteront la plupart du temps pour le rouge foncé, tandis que dans le second cas, la lumière plutôt crue alternera entre blancs aveuglants ou verts criants. Par ailleurs l’argent, matérialisé dans la mise en scène traditionnelle par des billets de banque, n’existe plus et tout se passe en fait par le biais des mobiles téléphoniques.

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©SF. Ruth Walz

Le Joueur est une course échevelée à l’abîme, où chacun des personnages est poussé jusqu’à la folie assortie d’actes extravagants (par exemple celui où Alexej souille de peinture le costume du baron) mêlés à la violence engendrée par une obsession autodestructrice. Aucun des couples formés dans cette histoire n’a la moindre chance de se pérenniser en tant que tels. En outre, la relation « argent-amour » et la thématique « attrait-rejet » sont génératrices d’une impossibilité de survie. Le général sera abandonné par Blanche au profit du Prince Nilski tandis qu’un « rapport » sado-masochiste semble installé entre le marquis et Polina, jeune fille déboussolée, écartelée entre un réel sans issue et ce qui pourrait être une relation amoureuse avec Alexej. Mais celle-ci est fondée sur un obstacle empreint d’un paradoxe : celui de l’argent qu’Alexej peut (et va) gagner aux jeux et qui loin de construire un lien va au contraire le détruire.

Dans l’apparente agitation intense de ce cauchemar nocturne où les protagonistes vont et viennent sans cesse, on ne peut que remarquer, étonnamment, l’extrême cohérence et la fascination qui en résulte, faisant en la circonstance éclater le cadre étroit des tableaux dans un monde où la folie et la névrose règnent en maîtres. Le point du cauchemar est d’ailleurs atteint par le fait que Polina – contrairement aux versions « classique » – ne sort jamais de scène et lorsqu’elle n’est pas impliquée dans l’action, elle demeure sur le plateau, plongée dans ses hallucinations et ses fantasmes.

Il faut souligner également ce que cette production doit à l’extraordinaire direction d’acteurs de Peter Sellars. Dans l’immensité de pareille salle, et pour peu que l’on ne soit pas placé dans les tous premiers rangs, on perd une multitude de détails qui sont inhérents au jeu des chanteurs-comédiens et d’autant plus que l’œuvre implique que tous les interprètes soient presque de manière permanente sur scène.

Après avoir vu le spectacle in situ – ce qui est notre cas – on se rend compte davantage de ce travail extrêmement précis, minutieux et particulièrement fouillé de direction d’acteurs en visionnant la vidéo de cette production qui laisse une très large place aux gros plans (et l’on espère que cette vidéo, diffusée sur la chaîne Mezzo-Live, fera ultérieurement l’objet d’un DVD en imaginant qu’il sera, pour la circonstance assorti de sous-titres – eu égard à ce que la langue originale est russe – la retransmission télévisée n’offrant pas cette possibilité)

Une impressionnante distribution de remarquables « chanteurs-acteurs »

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©SF. Ruth Walz

Alexej

Le rôle d’Alexej est un rôle particulièrement prenant puisqu’il ne quitte presque jamais la scène. Nerveux, instable, parfois violent, il est la victime de son amour pour Polina et loin de le sauver, son gain au jeu va entraîner sa perte.

Cet emploi prégnant sollicite une tessiture de ténor dramatique qui combine à la fois la largeur de la voix et la puissance des notes aiguës outre naturellement, l’implication dramatique sous-jacente mais sans relâche d’un être tourmenté. A ce titre, le ténor sri-lankais Sean Panikkar remplit son contrat au-delà de toute espérance en donnant à son personnage névrotique un indéniable impact où sa force et sa conviction ne sont prises à défaut à aucun moment.

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©SF. Ruth Walz

Polina

A ses côtés, et dans le rôle – qui peut apparaître, à priori, comme secondaire – de Polina, le festival a retenu la star internationale de l’art lyrique habituée de ce festival : Asmik Grigorian. On rappellera qu’elle fût ici Chrysothemis dans Elektra, Salomé de Richard Strauss, la triple incarnation féminine du Triptyque de Puccini, Lady Macbeth dans Macbeth de Verdi sans compter une multiplicité de rôles sur toutes les plus grandes scènes du monde.

La soprano lituanienne apporte au rôle de Polina – une fois de plus – ce génie interprétatif hors du commun qui n’appartient qu’à elle. En jeans larges, tee-shirt délavé, rangers et cheveux défaits, elle fait de ce personnage un être ambigu et fragile complètement paranoïaque partagé entre l’amour, l’argent, le désir, le refoulement, la soumission, l’écœurement et une tristesse profonde inhérente à son instabilité. Même si elle ne chante que par moments, elle est en permanence sur scène, souvent endormie, en position de fœtus, et en proie aux rêves et aux cauchemars. Dans la dernière scène dans un accès d’hystérie, elle repousse tout d’abord Alexej puis consent pendant quelques minutes à envisager un avenir avec lui pour enfin l’abandonner définitivement à sa solitude et à son désespoir.

Les gros plans de la retransmission vidéo nous permettent de contempler ses multiples expressions du visage de cette extraordinaire chanteuse-actrice ou passent tour à tour le doute, l’ironie, le désir, le mépris, l’angoisse, la mélancolie, la lassitude, la sensualité.

Comme à l’accoutumée l’interprétation sublime de cette artiste surdouée d’un point de vue dramatique se double d’une admirable science vocale assortie d’un timbre d’une ineffable beauté (la fréquentation du répertoire de mélodie lui confère ce sens inné du phrasé et du parlando) et de moyens qui paraissent sans limites (qu’il suffise de se rappeler ses prestations in loco en Lady Macbeth ou plus récemment encore dans le rôle de Turandot à l’Opéra de Vienne).

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Babulenka

On ne peut que s’incliner devant la Babulenka de Violeta Urmana dont on connaît la prestigieuse carrière de soprano dramatique dans un vaste répertoire. La voix a conservé son ample dimension et la comédienne délivre une incarnation magnétique de cette femme qui vient à mi-parcours bouleverser l’ordre des choses en s’adonnant de manière frénétique à une passion désordonnée du jeu. Comment ne pas penser, par certains aspects, à la Comtesse de La Dame de pique de Tchaïkovski ?

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©SF. Ruth Walz

Le général

C’est à la basse chinoise Peixin Chen qu’est confié le rôle très complexe du général, auquel il apporte la puissance requise, s’impliquant lui aussi dans l’évolution d’un personnage nanti d’une parfaite assurance qui finit par sombrer dans une pathétique détresse abandonné par sa maîtresse à l’instant même de son revers de fortune (Blanche préférera en effet opportunément suivre le prince Nilski).

Le marquis

Et si l’on devait aussi attribuer une palme d’interprétation, elle reviendrait assurément au ténor Juan Francisco Gatell qui dessine, en une hallucinante composition, un marquis, cynique, débauché et pervers, épileptique et dévoré par des tics fiévreux, un serpent venimeux autant que libidineux avide d’ébats compulsifs.

Blanche

A noter encore la très belle interprétation de la mezzo-soprano ukrainienne Nicole Chirka en Blanche de grande allure.

Les seconds rôles

L’une des difficultés de cet ouvrage suppose, en sus d’une distribution déjà nombreuse de solistes, une multitude de seconds rôles qui vont occuper la scène lors du dernier acte, au moment où Alexej surgira dans le casino : directeur, croupiers, clients… qui constituent environ une vingtaine de chanteurs et chanteuses et qui sont véritablement des solistes à part entière.

Ici, on reste confondu par la qualité vocale admirable de chacun de ces personnages et nombre de ces seconds rôles feraient vraisemblablement les beaux jours de beaucoup de nos théâtres dans les emplois principaux ! On y remarque notamment Samuel Stopford, en croupier de premier ordre.

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© SF/Marco Borrelli

Une direction musicale brillante et grandiose de Timur Zangiev

La direction musicale bénéficie de la baguette experte de Timur Zangiev l’un des chefs d’orchestre les plus éminents et recherchés de sa génération. A seulement 30 ans il a déjà dirigé plus de cinquante productions d’opéras, de ballets ainsi que de nombreux opus symphoniques et travaillé avec de nombreux orchestres, non seulement dans son pays natal de Russie, mais également à l’étranger avec de grandes phalanges internationales. Il a conduit avec la rigueur et la puissance qu’impose ce tourbillon polyphonique infernal faisant briller de mille feux l’Orchestre Philharmonique de Vienne. Le chœur de l’Opéra de Vienne se situait ce soir là à la même hauteur que la phalange musicale avec laquelle il est en permanence en osmose.

En dépit d’un ouvrage réputé musicalement difficile voire pour certains ésotérique, le public a réservé un accueil extrêmement chaleureux à cette production et aux artisans de ce spectacle et un triomphe mérité aux principaux protagonistes mais également à l’orchestre et au chœur somptueux ainsi qu’à la direction musicale admirablement maîtrisée de Timur Zangiev.

Christian Jarniat
20 Août 2024

1 Piotr Kaminski « Mille et un opéras » Fayard

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Direction musicale : Timur Zangiev
Mise en scène : Peter Sellars
Décors : Georges Tsypin
Costumes : Camille Assaf
Lumières : James F. Ingalls
Dramaturgie : Antonio Cuenca Ruiz

Distribution :  

Le Général : Peixin Chen
Polina : Asmik Grigorian
AlexejIwanowitsch : Sean Panikkar
Babulenka : Violeta Urmana
Le Marquis : Juan Francisco Gatell
Mr Astley : Michael Arivony
Blanche : Nicole Chirka
Prince Nilsky : Zhengyi Bai
Baron Würmerhelm : Ilia Kazakov
Potapytsch :Joseph Parrish
Le Directeur du Casino : Armand Rabot
Le Premier Croupier : Samuel Stopford

Orchestre Philharmonique de Vienne
Chœur de l’Opéra de Vienne 

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