Ouverture anticipée, à Berlin, des réjouissances internationales organisées pour le centième anniversaire de la naissance de Pierre Boulez. La salle portant son nom, présidée par Daniel Barenboïm, honore ainsi l’un des géants de la musique du 20ème siècle. Du coup, le souvenir des polémiques et autres querelles de chapelle l’ayant mis – en France – jadis en cause fond comme neige au soleil. On assiste aussi à l’émergence d’un jeune astre : le chef d’orchestre Thomas Guggeis.
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Il est agréable d’écrire l’histoire en songeant que les esprits étriqués ont toujours tort et que les petits marquis finissent par être engloutis dans les poubelles de la même histoire. Insulté par les uns, traîné dans la boue par Bernard Gavoty (1908-1981) – le pape d’une certaine critique musicale française –, voué aux gémonies par d’aucuns jusqu’à la fin des années 1990, Pierre Boulez (1925-2016) est désormais perçu comme l’un des géants de la musique du 20ème siècle. Les préparatifs de la célébration du centenaire de sa naissance vont bon train ici et là. En particulier à Paris. Par contre, Berlin a déjà ouvert les réjouissances lors d’un premier concert donné – justement – à la Salle Pierre Boulez. On y a notamment vu Daniel Barenboïm, la partition du Marteau sans maître entre les mains, fêter celui auquel le liait une longue et forte amitié.
D’ici la fin de la saison 2024-2025, la Salle Pierre Boulez de la capitale allemande accueillera sept concerts voués, entre autres, à des œuvres de celui-ci. Le pianiste Pierre-Laurent Aimard sera de la partie. Parmi les chefs annoncés figurent Zubin Mehta, Matthias Pintscher ou Sir George Benjamin. En ce qui concerne la soirée inaugurale du cycle, donnée le 6 septembre, elle a été conduite par Thomas Guggeis, âgé de trente-et-un ans et directeur général de la musique à Francfort depuis près d’un an. Ce jeune Bavarois fut l’assistant de Barenboïm. Il est maintenant investi de responsabilités considérables. Guggeis a donc dirigé le Boulez Ensemble, formation à géométrie variable dont le principe se trouve être calqué sur celui de l’Ensemble Intercontemporain. Mais les convictions humanistes de Barenboïm étant ce qu’elles sont, la formation accueille certains musiciens venant de sphères parfois antinomiques. La harpiste Aline Khouri a un père libanais doté d’aïeux palestiniens. Quand à Ziv Stein, l’un des percussionnistes s’étant produits le 6 septembre, il est de nationalité israélienne.
La Salle Pierre Boulez étant un ovale mis au point par Frank Gehry avec la complicité de Boulez, elle permet de disposer chanteurs et instrumentistes comme on le souhaite. Ainsi, Thomas Guggeis a rassemblé son équipe en cercle autour de lui. Il l’a incitée en partie, pour les « Folk Songs » de Luciano Berio (1925-2003), datant de 1964, à se déplacer dans l’espace. Tel fut le cas du violoncelliste et de l’altiste, ce dernier avançant pieds nus. Au moment du début du concert consacré à l’ « Introduction et Allegro » pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes de Maurice Ravel, les exécutants étaient aussi en cercle. Sagement assis dans le public, Thomas Guggeis les écoutait avec une infinie attention. Vint, après l’entracte, Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, œuvre majeure créé sous la direction de Hans Rosbaud, son dédicataire, à Baden-Baden en 1955. Elle se déroula avec un accompagnement d’éclairages changeants, et ce à la satisfaction d’un public sympathique et non formaliste, où la jeunesse se trouve toujours représentée de manière consistante. L’attractivité du lieu, inauguré en 2017, et sa modernité artistique sont irrésistibles.
Après avoir été un elfe bondissant aux côtés de l’excellente mezzo-soprano Susan Zarrabi dans Berio, Guggeis domina parfaitement les mystères éternels du Marteau sans maître. Ils se virent éclairés par la cantatrice française Donatienne Michel-Dansac, habituée de l’œuvre dont la clarté d’émission et la prestation de style presque réaliste apportent une nouvelle pierre à cet édifice majeur. Elle se distingue ainsi des états de service – tout aussi remarquables – de Sybilla Plate, la créatrice de l’œuvre, d’Yvonne Minton, d’Elizabeth Laurence, de Linda Hirst ou de Salomé Haller, retenue par Daniel Kawka pour son magnifique enregistrement du Marteau sans maître. Mme Michel-Dansac rend également plus proche le contenu des poèmes de René Char choisis par Boulez. Elle les amène d’une manière presque familière et les dégage d’une certaine enveloppe énigmatique.
Une pareille prestation s’intègre au projet artistique de Guggeis, destiné à mettre à l’aise des publics auxquels – depuis bientôt sept décennies – Le Marteau sans maître semble aussi rude d’accès que L’Offrande musicale de Bach. On est, en effet, sur des hauteurs himalayennes. Les six instrumentistes à la manœuvre sont magnétisés par Guggeis. La guitare sonne parfois brièvement comme un clavecin. La flûte et l’alto réussissent des mélanges timbriques rares. Les duos du xylorimba, amené à Boulez par l’étude des œuvres d’Alban Berg, et du vibraphone se projettent parmi ce qui pourrait être une fantaisie dans le goût des toccatas virtuoses de l’âge baroque. Quant à la conclusion du cycle, réunissant la flûte et une cymbale suspendue, elle enchante l’oreille.
Autrement dit, l’approche du centenaire de la naissance de Boulez indique quelle connaissance gigantesque il avait du répertoire des siècles passés. Il le prouva également en tant que chef d’orchestre. Quel que soit le ressentiment qu’on puisse avoir à l’égard de l’Allemagne à cause du passé nazi, elle eut raison d’attirer vers elle dès les années 1950 un Français alors trentenaire. Aujourd’hui, Les autorités centrales de la République fédérale mettent sept millions d’euros par an dans la Salle Pierre Boulez. Elles sont fidèles au rayonnement de cette personnalité majeure, rappelant donc à la France qu’elle le traita antan à la façon d’une marâtre.
Dr. Philippe Olivier