Ouverture précoce – comme toujours en Allemagne – de la saison 2024-2025. Kirill Petrenko conduit la Cinquième Symphonie d’Anton Bruckner à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin. Le concert s’intègre à une exécution intégrale des symphonies du maître autrichien, figure pathétique habitée par un génie très singulier. En dépit de la magnifique lecture de Petrenko et d’instrumentistes transcendants, des nostalgiques d’une Allemagne « brune » ne la trouvent pas assez « germanique » …
« Comment se fait-il que les saisons de concerts en France ne débutent pas aux alentours du 20 août ? Manifestement, les Français ne vénèrent pas autant la musique que nous. Comment doit-on encore attendre deux mois avant le début de la saison en France ? C’est stupéfiant ! » Ces propos – attestant d’un abîme culturel entre l’Allemagne et notre pays – m’ont été assénés par ma voisine de fauteuil avant le début du concert d’ouverture de la saison 2024-2025 de l’Orchestre philharmonique de Berlin (OPB), ce 23 août. Il s’intégrait dans les Berliner Festspiele, grande manifestation annuelle de la capitale fédérale, et bénéficiait d’un nouveau parrainage de la Deutsche Bank. Une fois encore, les euros pleuvent sous forme de sommes à six chiffres sur l’illustre phalange. Rien n’est trop beau pour la faire rayonner. De manière simultanée, des orchestres français vivent une situation économique angoissante.
Comme on le sait, 2024 marque le bicentenaire de la naissance d’Anton Bruckner (1824-1896). L’OPB le marque avec une intégrale de ses symphonies, échelonnée sur deux saisons. Ces prochains mois, Paavo Järvi, Simone Young, Andris Nelson et Herbert Blomstedt illustreront les propos sonores d’un homme qui n’était manifestement pas de ce monde. Bruckner est l’une des personnalités les plus pathétiques de l’histoire de la musique. Prisonnier d’un catholicisme autant ardent que naïf, atteint par des névroses compulsives, n’ayant manifestement pas vécu la sexualité, ayant séjourné un temps dans une maison de santé, vivant petitement avec l’une de ses sœurs à Vienne, présentant des tendances nécrophiles, il aura été le plus grand symphoniste du 19ème siècle après Beethoven et avec Wagner, son idole. Cet homme reste un mystère. Il refusa de donner des cours d’écriture au futur pianiste virtuose Artur Schnabel (1882-1961) parce qu’il n’enseignait pas aux enfants. Il ne s’intéressait pas à l’actualité, ne lisait que des livres pieux et ignorait tout des courants intellectuels de son temps. Bruckner fut aussi pris en grippe par Brahms et par Eduard Hanslick, le pape de la critique musicale austro-hongroise.1
Il était loisible – en écoutant Kirill Petrenko et l’OPB ce 23 août – de se mettre à la place de l’auditeur moyen, assistant en 1894 à la création mondiale de la Cinquième Symphonie en si bémol majeur de Bruckner à Graz. Ce massif sonore gigantesque dut alors paraître incompréhensible. Et pour cause : l’œuvre s’ouvre un adagio ; les pizzicati des cordes seules y abondent ; les cuivres font retentir des espèces de chorals autonomes. Les bois y mènent, par moments, une vie libre. Un strict contrepoint d’une réelle sévérité, considéré par Bruckner comme un moyen et rien d’autre, y est omniprésent. Ici à l’instar de ses autres symphonies, l’establishment se dressa contre la Cinquième Symphonie. L’un de ses représentants affirma que le compositeur mystique n’était pas capable d’emmener le public « au paradis avec des wagons de marchandises ». Désemparé par les assauts de malveillance, Bruckner souffrit nombre de coupures et de réi-nstrumentations effectuées, entre autres, par Franz Schalk (1863-1931). Depuis, la question talmudique des versions originales le poursuit comme une ombre.
Pour sa part, Kirill Petrenko a choisi de conduire la version originale de la Cinquième Symphonie, jouée pour la première fois seulement en 1935 et éditée en 1951 par Leopold Nowak (1904-1991). Si cette décision est très sensée du point de vue artistique, elle permet aussi d’éloigner le souvenir de Robert Haas (1886-1960), éditeur « scientifique » de la même œuvre en 1935, ayant affirmé en public que Bruckner était une victime du cosmopolitisme juif.2 Une telle mesure tombait à point nommé à l’heure où Petrenko conduit pour la première fois du Bruckner à la tête de l’OPB. Celui-ci devait créer en Brandebourg la Cinquième Symphonie en 1898 sous la baguette d’une figure légendaire, Arthur Nikisch (1855-1922). Cent-vingt-six ans plus tard, Petrenko n’est que clarté. Comme toujours. Il rend plus lisible que jamais une partition complexe et touffue. Elle aurait sonné de manière pesante si elle s’était trouvée entre les mains de Christian Thielemann. En tout cas, les « docteurs de la loi » autoproclamés seront obligés de reconnaître que la durée de la Cinquième Symphonie par Petrenko se rapproche de celle du vénérable Günter Wand (1912-2002), grand brucknérien devant l’Éternel : une heure dix-neuf minutes.
De pareilles indications sont utiles pour dénoncer les hurlements suscités le 23 août 2024 par plusieurs auditeurs. Ils crièrent à la fin du concert que Petrenko produit un Bruckner n’étant pas « assez germanique ». Pourtant, le pauvre compositeur appartient à l’humanité entière. Ces fauteurs de troubles auraient mieux fait de se taire dans la mesure où Hitler avait décidé de traiter Bruckner comme Wagner. Un orchestre de radio, ayant fonctionné à Linz entre 1942 et 1945, se vit dédié à ses œuvres.3 Le nazisme l’encensa sans cesse, dont le lancement d’une édition monumentale de sa production. Le NSDAP tenta de priver l’image de Bruckner de sa connotation catholique. Autrement dit, l’origine de ces agitations berlinoises est assez claire. Elle semble provenir de milieux contestant la légitimité de la République fédérale d’Allemagne et rêvant au retour d’un certain régime. Tous les prétextes sont bons. Notamment ceux des heures brucknériennes de Jochum, de Furtwängler et de Karajan. En tout cas, on rit d’avance en pensant à la réaction sereine des auditoires que Petrenko et ses instrumentistes rencontreront demain à Lucerne et le 1er septembre à Londres, dans le cadre festif des Proms …
Dr. Philippe Olivier
23 août 2024
1Ces aspects sont soulignés par Rüdiger Görner dans Bruckner – Der Anarchist in der Musik, venant de paraître chez Hanser-Zsolnay à Berlin.