Lecture estivale : « Mozart 1941 – La Semaine Mozart du Reich allemand et ses invités français », signé Marie-Hélène Benoit-Otis et Cécile Quesney (Presses universitaires de Rennes). On y verra une vingtaine de musiciens et de musicologues français venus vénérer le compositeur à Vienne grâce à une invitation émanant de l’Allemagne nazie. Si ce déplacement ne fut pas oublié au moment de l’épuration et valut des ennuis à certains de ses participants, il permit de constater que Mozart était beaucoup plus joué que Wagner sous la dictature hitlérienne.
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Bien qu’un public assez consistant connaisse les voyages effectués en Allemagne – sous l’Occupation – par des écrivains, des acteurs et des plasticiens français, dont le père du compositeur Marcel Landowski, il aura longtemps ignoré le périple de musiciens de notre pays durant le dernier trimestre 1941 en Autriche annexée, plus précisément à Vienne. S’y tint une Semaine Mozart, destinée à commémorer le 150ème anniversaire de la disparition du compositeur de « La Flûte enchantée ». Une délégation de musiciens et de musicologues français, invités tous frais payés par les autorités du 3ème Reich, s’y rendit. Ils étaient motivés par un opportunisme à plusieurs bandes, par le souhait d’assister à des exécutions de haut niveau et par la recherche du confort dans des hôtels de luxe, comme par la possibilité de prendre part à des repas soignés. On sait que – même en temps de guerre – la cuisine autrichienne a toujours été largement supérieure en qualité à celle qu’on tente de confectionner en Allemagne.
Les vingt-deux Français sélectionnés étaient connus pour leurs compétences professionnelles, autant que par leur docilité à l’égard de l’Occupant. Ils étaient musicologues, directeur d’institution, haut fonctionnaire, critiques musicaux et/ou compositeurs. Lucien Rebatet (1903-1972), connu pour son « Histoire de la Musique » était de leur nombre, comme Jacques Rouché (1862-1957), directeur de l’Opéra de Paris. Du côté des compositeurs figuraient notamment Marcel Delannoy (1898-1962), Alfred Bachelet (1864-1944), Florent Schmitt (1870-1958) et Arthur Honegger (1892-1955). Considéré comme ayant pris part à « un évènement […] symbolique de la trahison des élites culturelles françaises », Schmitt eut des comptes à rendre après la Libération. Les instances de l’épuration prirent des mesures à son encontre.
Il est étonnant que ce déplacement n’ait pas été l’objet d’une étude détaillée avant la parution – près de huit décennies plus tard – du travail de Marie-Hélène Benoit-Otis et Cécile Quesney. L’omerta est encore, dans ces matières, toujours active. Des personnalités aussi documentées que Brigitte (1927-2002) et Jean Massin (1917-1986) ont observé le silence sur la Semaine Mozart dans leurs considérables écrits mozartiens. Ce mutisme est d’autant plus singulier que les sympathies communistes du ménage Massin étaient avérées. Le couple d’érudits n’avait-il pas tout intérêt à dénoncer a posteriori un comportement antipatriotique par nature ? On sait aussi que, lors de la visite qu’ils rendirent à Hanns Eisler (1898-1962) – le compositeur le plus célèbre de la République Démocratique Allemande –, la question du voyage viennois des représentants de la corporation musicale française fut à l’ordre du jour. Ce périple est également absent du livre, excellent par ailleurs, de Bénédicte Vergez-Chaignon consacré à l’histoire de la Collaboration. Des figures problématiques comme les artistes lyriques Germaine Lubin et Lucien Muratore ou l’illustre pianiste Alfred Cortot y apparaissent néanmoins.
Le succès public de la Semaine Mozart viennoise de 1941, attesté par la commande de 65. 000 billets, ne saurait gommer que ses acteurs les plus notables, Wilhelm Furtwängler, Clemens Krauss, Wilhelm Kempf, Richard Strauss ou Karl Böhm se distinguèrent par une compromission manifeste ou par une adhésion déterminée au régime hitlérien. Jusqu’à sa mort survenue en 1981, Böhm ne dissimula jamais sa nostalgie de l’époque où l’Allemagne nazie tentait de dominer le monde par la terreur et la haine de l’Autre. L’un des membres de la délégation, Lucien Rebatet, était acquis à la honteuse formule de Pierre Laval : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne ». Nos voyageurs avaient évacué la dimension cynique de d’une opération de propagande et de séduction auprès d’individus mondains, à la conscience politique somnolente, tenant de Rastignac pour certains d’entre eux, oublieux des actes barbares commis contre les Israélites, plusieurs mois après la promulgation du second Statut des Juifs et quelques semaines avant la Conférence du Wannsee.
Examinons le cas de trois des membres de la délégation française. L’érudit Gustave Samazeuilh (1877-1967) fréquentait Bayreuth depuis des lustres. Il avait déjà ses entrées à la Villa Wahnfried au temps de Cosima Wagner dont il partageait les idées antidémocratiques. Émile Vuillermoz (1878-1960) était un proche de Philippe Henriot (1889-1944), redoutable Secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du régime de Vichy. Le retors Vuillermoz préfaça un livre de son ami intitulé « Et s’ils débarquaient ? » Ces mots se rapportaient à la peur de voir arriver les Alliés, instruments de la vengeance contre le fascisme hitlérien. On sait comment se termina la vie d’Henriot : Il fut abattu par la Résistance. Enfin, l’admiration de Florent Schmitt pour le nazisme était de notoriété publique, ceci dès 1933. Il poursuivit de sa haine antisémite Kurt Weill dans des articles, demandant même à Hitler de récupérer les Juifs allemands réfugiés en France. Il finit par être exaucé, l’Armistice de 1940 appliqué …
Quelles que soient les qualités méthodologiques et la vastitude des sources exploitées par les autrices, il y aurait eu lieu de souligner de manière plus critique la dimension politique de ce périple menant à Vienne. La délégation française était la plus consistante de celles venues à la Semaine Mozart. Elle comportait – ô symbole – deux membres de l’Institut. Un dépôt de couronne fut effectué par l’un de ses membres. Elle assista à un discours solennel de Joseph Goebbels, tour de passe-passe oratoire transformant Mozart en champion du monde germanique. Les Français présents dans la ci-devant capitale de la défunte Autriche gobèrent la disparition de Mozart du monde de la franc-maçonnerie et l’évaporation de Lorenzo da Ponte, le librettiste juif de trois de ses opéras majeurs. Franc-maçonnerie et judaïsme étaient parmi les cibles majeures des hitlériens. La délégation parisienne saliva également lorsqu’elle apprit que le Führer avait ordonné la mise en œuvre d’une édition scientifique des œuvres complètes de Mozart, dotée d’un financement conséquent.
Une fois encore, l’éternel complexe d’infériorité français devant l’Allemagne – à tout le moins musicale – s’habilla d’une docilité hautement suspecte. Mozart avait été transformé en « arme de propagande plus subtile et efficace que le répertoire wagnérien ». Elle permettait de « montrer tout en douceur la supériorité musicale allemande », une performance dans la mesure où le monde germanique n’a jamais donné dans la nuance. Comme l’indiquent les autrices, les compositeurs français venus à Vienne étaient plus intéressés à goûter chez Richard Strauss qu’à poser des questions sur Gustav Mahler, Alban Berg et Arnold Schönberg. Ces maîtres étaient proscrits. Habités par le fantasme d’être joués en Allemagne, les notables français n’avaient pas l’âme combattante de Chostakovitch ou de Prokofiev se jetant contre le nazisme dès le début de l’Opération Barbarossa. Elle se vint lancée cinq mois avant le début des réjouissances viennoises. Quant au retentissement médiatique de ce pèlerinage singulier effectué durant une époque terrifiante, il est analysé par Marie-Hélène Benoit-Otis et Cécile Quesney. Les organes de la Résistance ayant circulé sous le manteau, notre tandem n’a manifestement pas pu accéder à ce qui en reste. Mais il cite néanmoins « Lettres françaises », dominé par les communistes.
L’Allemagne nazie une fois en ruines, Florent Schmitt, Marcel Delannoy et quelques autres eurent affaire au Comité national d’épuration. Ils se virent interdits d’exercer durant six mois. Rebatet fut condamné à mort par la Cour de justice de Paris, puis gracié. En tout cas et si, en 1941, les spécialistes français ne vénéraient pas tous Mozart, l’étrange délégation conduite par le haut fonctionnaire Louis Hautecœur (1884-1973) – aux ordres de Vichy – contribua à donner à nos compatriotes le goût des partitions signées par l’auteur des Noces de Figaro. En 1948, le premier Festival d’Aix-en-Provence proposait des représentations de « Così fan tutte » sous la direction du chef d’orchestre Hans Rosbaud (1895-1962). Ce dernier avait été Directeur général de la musique à Strasbourg pendant l’annexion de l’Alsace Moselle au 3ème Reich …
Dr. Philippe Olivier