Cinq années séparent la création des deux volets d’Iphigénie en Aulide (19 avril 1774) et d’Iphigénie en Tauride (18 mai 1779) à l’Académie Royale de Musique de Paris. Habituellement, ces œuvres sont représentées de manière séparée, d’autant que les tessitures des chanteurs ne sont pas identiques pour l’une comme pour l’autre. C’est donc une curiosité particulièrement excitante que le Festival d’Aix-en-Provence offre à ses spectateurs en leur permettant de pouvoir confronter ces deux opéras en une seule soirée avec, entre les deux, un long entracte d’une heure trente.
Les œuvres de Gluck reprennent les tragédies d’Euripide, elles-mêmes fondées sur la mythologie grecque dans cette période toute particulière que furent les causes et les conséquences de la guerre de Troie.
Brève analyse d’Iphigénie en Aulide
L’opéra évoque la fin de l’adolescence d’Iphigénie alors que son frère Oreste et sa sœur Électre sont encore enfants. Les réjouissances s’apprêtent car Iphigénie doit épouser Achille qui l’aime et qu’elle aime. Tout irait ainsi pour le mieux si Agamemnon ne recevait l’injonction de la déesse Diane de sacrifier sa fille dans la mesure où les vents ne sont pas favorables au départ du port d’Aulide des troupes pour la guerre de Troie. Agamemnon use donc d’une ruse pour épargner son enfant mais la situation va se compliquer en dépit de l’intervention de la mère d’Iphigénie, Clytemnestre.
Après de multiples péripéties où la jeune héroïne est disposée à se sacrifier, tout rentrera dans l’ordre et Iphigénie et Achille pourront, dans l’allégresse, célébrer leur union.
Brève analyse d’Iphigénie en Tauride
Quinze années se sont écoulées, la guerre de Troie a fait d’innombrables victimes et le contexte a significativement évolué. Clytemnestre, infidèle, a assassiné son mari Agamemnon et Iphigénie voit en rêve ce meurtre qui constitue un affreux présage. Là encore la tempête sévit et Iphigénie recueille deux naufragés qu’elle ne reconnaît pas : son frère Oreste et son ami Pylade. Le grand prêtre Thoas a décidé du sacrifice de l’un des captifs et Oreste et Pylade, au nom de leur amitié respective, souhaitent en être la victime. Après avoir interrogé les prisonniers, Iphigénie apprend la mort de son père de la main de sa mère et découvre qu’Oreste, qui entend se sacrifier, est ce frère disparu et tant attendu. Iphigénie doit conduire Oreste au sacrifice mais finalement refuse d’exécuter l’ordre donné par Thoas, lequel sera tué par Pylade. Elle apprendra de surcroît qu’Oreste a tué sa mère Clytemnestre pour venger leur père Agamemnon assassiné par son épouse.
La mise en scène de DmitriTcherniakov
Dmitri Tcherniakov, pour la plupart des œuvres lyriques qu’il a mis en scène, transpose l’action de nos jours en insistant tout particulièrement ici sur le côté violent des rapports entre les personnages sur fond de « malédiction des Atrides ». Sur fond de guerre aussi. Dans Iphigénie en Aulide les troupes grecques s’apprêtent en effet pour une campagne éclair annoncée comme brève et fulgurante (aujourd’hui on parlerait d’ «opération militaire spéciale ») Dans Iphigénie en Tauride de longues années ont vu la perte d‘incommensurables vies humaines ( « Un génocide de toute la civilisation troyenne »1 )
Comme à son habitude – et comme il l’avait déjà fait, l’année dernière, pour Cosi fan tutte de Mozart – le metteur en scène russe situe les actions des deux opéras à l’intérieur d’un appartement comprenant à cour comme à jardin une chambre, au milieu une sorte de salle de séjour qui pourrait tout aussi bien être une salle de conférence, et également au centre, un large espace qui se transforme dans Iphigénie en Aulide en une sorte de vaste salle des fêtes. ( « J’aime entrer dans la même maison, la même histoire, par des portes et des côtés différents , me sentir de part et d’autre des conflits »2 ). Dans le premier volet, sur ce décor composé de structures métalliques, figurent de légères toiles transparentes. En revanche, dans le deuxième volet, seules les structures métalliques subsistent et elles deviennent des néons qui s’éclairent ou s’éteignent au fur et à mesure du déplacement des personnages d’une pièce à l’autre.
On peut indiquer que finalement, et à rapprocher les deux ouvrages, de par sa nature même le second est beaucoup plus cohérent que le premier d’un point de vue dramaturgique, (« Dans le monde douillet d’Aulide plein de danses et de chœurs de mariage, il n’y a pas de menace apparente »3 ).
Le second est plus compact sur le plan dramatique et en conséquence, beaucoup plus lisible et de surcroît plus tragique. Les protagonistes en souffrance y sont hantés par des visions d’horreur. Par ailleurs, il est très intéressant, en une même soirée, de confronter ces deux opéras car le premier se trouve encore imprégné du style baroque alors que le second s’oriente déjà vers une musique d’une facture beaucoup plus « classique » ne serait-ce que par son « dépouillement » et déjà annonciatrice des œuvres lyriques du XIXème siècle.
La distribution d’Iphigénie en Aulide
Corinne Winters se trouve, dans la production de ce diptyque, la seule protagoniste à interpréter les deux Iphigénie réalisant ainsi un exploit scénique et vocal dans la mesure où les tessitures des rôles ne sont pas extrêmement identiques (rappelons que des cantatrices dans la tessiture de mezzo-soprano comme Marylin Horne ou Susan Graham ont chanté Iphigénie en Tauride). Par ailleurs, dans Iphigénie en Aulide, elle incarne une jeune adolescente portant une coiffure brune à cheveux courts. Elle joue d’ailleurs avec sa sœur Électre et son frère Oreste qui sont encore des enfants, même si elle est sur le point de se marier avec Achille. En revanche, Iphigénie en Tauride nous permet de la retrouver quinze ans plus tard en femme mature aux cheveux longs (avec en Oreste un frère prématurément âgé, guerrier farouche blessé et névrosé (et d’ailleurs ils ne se reconnaissent pas).
Pour servir avec talent deux héroïnes aussi différentes, aussi bien sur le plan psychologique que sur le plan théâtral (sans compter toutes les difficultés vocales de ces deux rôles) (même si une heure trente d’entracte sépare les deux volets) il faut une interprète hors du commun. On la trouve avec Corinne Winters l’une des sopranos les plus douées de sa génération, et qui fait partie de cette nouvelle race de chanteuses-tragédiennes ayant en conséquence un sens inouï du théâtre (nous partageons l’avis du metteur en scène sur son interprète : « C’est une flamme qui brûle toujours depuis l’intérieur de chacun des personnages qu’elle incarne »). Dans cette lignée, figure également la soprano lituanienne Asmik Grigorian. On a coutume pour elles de dire que si l’on ôtait la musique et le chant elles demeureraient, néanmoins, de sublimes artistes du théâtre parlé.
On avait eu l’occasion d’apprécier Corinne Winters voici quelques mois seulement dans la production de Madama Butterfly de Puccini à l’Opéra de Nice dans la mise en scène de Daniel Benoin. Voici une cantatrice dont le répertoire extrêmement large permet de servir, avec un exceptionnel talent, les œuvres de Gluck à Poulenc en passant par Verdi, Tchaïkovski, Puccini, Dvořák, Janáček, Debussy. Une voix dotée d’une ligne de chant parfaite,d’une expression toujours juste sans la moindre altération perceptible et douée de surcroît d’une force de conviction qui balaie tout sur son passage. A ses côtés, on distingue l’excellent Agamemnon de Russell Braun : timbre noble et conduite de voix remarquable (tout au plus pourrait-on souhaiter plus d’ampleur vocale pour le rôle). Il en va de même pour l’Achille du ténor Alasdair Kent, dont l’excellente tenue scénique et l’élégante ligne vocale ne compensent point une trop grande légèreté dans cet emploi. En Clytemnestre Véronique Gens possède un abattage scénique étourdissant et une voix en parfaite adéquation avec ce personnage impressionnant. Remarquable, comme toujours, de voix et de style le Calchas de Nicolas Cavallier. Enfin une mention particulière, malgré seulement quelques phrases, pour le joli timbre percutant de Soula Parassidis dans Diane.
La distribution d’Iphigénie en Tauride
On a évoqué pour Iphigénie en Aulide les remarquables qualités de Corinne Winters. Elle surpasse encore ici sa prestation précédente dans la mesure où le rôle est de surcroît plus puissant et plus intéressant avec un air, l’un des plus beaux du répertoire lyrique. « Ô malheureuse Iphigénie ! » déploration à sa famille décimée. Et que dire de l’aria redoutable : «Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable» en toute fin de l’oeuvre avec ses larges écarts de tessiture entre le registre grave et aigu admirablement maîtrisés. Autre sujet de grande satisfaction : l’héroïne est ici entourée d’une distribution masculine de très haut niveau, et l’on se réjouit qu’elle soit composée de chanteurs français. A commencer par Florian Sempey qui connaît depuis quelques années une ascension fulgurante dans le monde lyrique. Après son Don Giovanni au Festival de Sanxay et son exceptionnel Enrico de Lucie de Lammermoor sur cette même scène du Grand Théâtre de Provence, il transcende le rôle d’Oreste non seulement par la force interprétative qu’il lui confère à la limite de la folie (et la fureur que le metteur en scène lui enjoint) avec l’appui d’une voix d’un volume et d’un impact magistraux.
On pourrait en dire autant pour le Pylade de Stanislas de Barbeyrac que nous avons entendu à ses débuts dans des rôles mozartiens (et dans Beppe dans I Pagliacci à l’Opéra de Marseille aux côtés de Vladimir Galouzine) avec ce que cela suppose de légèreté vocale et qui est désormais armé pour certains emplois de Wagner. Son Pylade, lui aussi énergique se double d’un timbre lumineux qui donne un relief particulier à ses magnifiques arias « Unis dès la plus tendre enfance » et «Divinités de grandes âmes »... Enfin, rien d’étonnant à ce que Alexandre Duhamel soit un hallucinant Thoas dévoré par ses blessures et ses traumatismes. Encore un baryton qui connaît une carrière en pleine ascension (on se souvient de son Guillaume Tell de grand style à l’Opéra de Marseille).
Impressionnante direction d’Emmanuelle Haïm à la tête de l’orchestre et du chœur du Concert d’Astrée. La scène de l’orage au début d’Iphigénie en Tauride demeurera marquante par son ampleur pour nombre de spectateurs.Triomphe justifié aux saluts pour tous les artisans de ce rare diptyque et ovation pour l’exploit de Corinne Winters.
Christian Jarniat
5 juillet 2024
1 Entretien avec Dmitri Tcherniakov ( programme de salle)
2 Entretien avec Dmitri Tcherniakov ( programme de salle)
3 Entretien avec Dmitri Tcherniakov ( programme de salle)
Direction musicale : Emmanuelle Haïm
Mise en scène, scénographie : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumière : Gleb Filshtinsky
Dramaturgie : Tatiana Werestchagina
Distribution :
Iphigénie en Aulide
Iphigénie :Corinne Winters
Agamemnon :Russell Braun
Clytemnestre :Véronique Gens
Achille : Alasdair Kent
Calchas : Nicolas Cavallier
Diane : Soula Parassidis
Patrocle : Lukáš Zeman
Arcas :Tomasz Kumięga
Iphigénie en Tauride
Iphigénie : Corinne Winters
Oreste: Florian Sempey
Pylade: Stanislas de Barbeyrac
Thoas :Alexandre Duhamel
Diane : Soula Parassidis
Choeur et Orchestre : Le Concert d’Astrée