Réussite du compositeur français à l’Opéra d’État allemand de Berlin grâce à Mélancolie de la résistance, création mondiale commandée par Daniel Barenboïm. Tiré du roman putride de l’écrivain hongrois László Krasznahorkai, l’ouvrage bénéficie d’une présentation phénoménale sous forme de film en direct. Deux grands chanteurs – Sandrine Piau et Philippe Jaroussky – y dominent une distribution épatante.
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Un état de choc joyeux, une ardente jubilation. Telles sont les sensations s’imposant à la sortie de Mélancolie de la résistance, ouvrage du compositeur français Marc-André Dalbavie (*1961) dont la création mondiale vient de se dérouler à l’Opéra d’État allemand de Berlin. Commande de cette institution, la partition – d’une durée de deux heures dix minutes – en est dédiée à Daniel Barenboïm. En effet, le glorieux maestro a soutenu depuis longtemps la musique d’avant-garde. Son mandat de trois décennies dans la capitale allemande aura suscité, en 2006, la création mondiale de Faustus – The Last Night signé d’un autre Français, Pascal Dusapin (*1955). Barenboïm, très lié avec Pierre Boulez du vivant de celui-ci, n’a jamais oublié l’une des traditions de la grande scène berlinoise : l’innovation. Elle permit, sous la République de Weimar, la naissance du Wozzeck d’Alban Berg et du Christophe Colomb de Darius Milhaud ainsi que l’apparition, en 1959, parmi l’austère République démocratique allemande, des Canuts de Joseph Kosma.
Alors que les préparatifs du centenaire de la naissance de Pierre Boulez vont bon train parmi l’entourage de Barenboïm et que l’arrivée prochaine de Christian Thielemann à la tête de l’Opéra d’État allemand de Berlin ne signifie guère a priori un engagement marqué en faveur de la radicalité artistique, un public international éclairé – où l’on voyait entre autres le pianiste virtuose François-Frédéric Guy – a fêté Dalbavie comme il se doit. Il est, avec Philippe Manoury et Hugues Dufourt, l’un des trois astres de la musique française actuelle. On est enchanté que Mélancolie de la résistance estompe le souvenir un peu faible qu’avait laissé, à l’Opéra Garnier en 2021, sa vision du Soulier de satin. On se souvient néanmoins de son Gesualdo, donné en création mondiale en 2010 à l’Opéra de Zürich. Autrement dit, Dalbavie est à son aise dans les institutions majeures. À juste titre.
Comme on le sait, les tropismes musicaux déterminants du compositeur, natif de Neuilly-sur-Seine, auront été Alban Berg et György Ligeti. On ne s’étonnera donc pas de retrouver au cœur du sujet de sa nouvelle œuvre scénique les parfums de moisissure et de décomposition névrotiques ayant imprégné le défunt Empire austro-hongrois avant l’écroulement glauque de l’URSS comme de ses satellites. Dans cette perspective, Dalbavie a utilisé avec un sens des plus judicieux La mélancolie de la résistance, roman magistral du Magyar László Krasznahorkai (*1954) publié en 1989. L’action s’en déroule dans une petite ville de l’Europe presque orientale. On y voit les luttes entre des notables locaux, une petite-bourgeoisie alcoolisée, la présentation d’une baleine de cirque, les débris d’un conservatoire municipal, la sexualité débridée d’une Messaline du cru, un facteur idéaliste et les déchaînements meurtriers d’une révolution assoiffée de sang. La mère du facteur est au nombre des victimes. Le spectateur pense forcément à la Hongrie de Viktor Orbán et aux dangers liés aux convulsions politiques actuelles en France autant qu’à la situation présente parmi les territoires aux ordres de la Fédération de Russie. La force du roman de Krasznahorkai est telle qu’il aura également inspiré l’ultime ouvrage lyrique de Peter Eötvös (1944-2024), Valuschka. Il fut créé à l’Opéra de Budapest en décembre 2023. Il s’agit, en l’espèce, d’un cas unique.
Magnifiquement prosodié et chanté en français sur des phrases signées Guillaume Métayer, l’ouvrage est un « opéra avec film ». Il intègre, durant tout son déroulement, des séquences impressionnantes diffusées sur un écran, tandis que d’autres prennent place de façon conventionnelle. L’ensemble découle d’un travail au dixième de millimètre près, mené avec virtuosité par David Marton. Sa mise en scène aura été préparée trois ans durant. On est aux antipodes de tentatives hasardeuses en la matière, tentatives dont l’impréparation – sur des scènes de théâtre parlé françaises – nous aura irrités ces dernières années. Seul Julien Gosselin échappe à cet amateurisme. Il en va de même pour le Hongrois David Marton, invité par la scène berlinoise de l’Avenue Unter den Linden. Il découle de l’esthétique des décors et des costumes une image digne d’Enki Bilal ou encore de Rainer Werner Fassbinder dans Querelle de Brest.
Là encore, la décadence est omniprésente. Elle fait contraste avec l’art suprême de la soprano Sandrine Piau et du contre-ténor Philippe Jaroussky, pour lesquels Dalbavie a écrit son œuvre, un tandem suscitant une admiration constante. Il domine une distribution épatante. On y voit et on y entend Tanja Ariane Baumgartner, Matthias Klink, Roman Trekel ou le tonique Viktor Rud en présence de nécessités exigeantes de jeu comme de parties vocales complexes, ce en dépit de leur fausse apparence simple. Mélancolie de la résistance débute et s’achève sur la névrose obsessionnelle propre à tout compositeur : transformer en une polyphonie de significations des sons épars. Pour ce faire, Marc-André Dalbavie montre Georges Esther, un homme qui, d’abord perçu comme accordeur de piano, est un créateur. Incarné par un ténor, il est hanté par des analyses universitaires vouées à Pythagore, à Andreas Werckmeister, fameux théoricien allemand, et au tempérament des claviers. Hanté par la note « la », il en fait – par la volonté de Dalbavie – l’axe métatonal de la partition.
Cet espèce d’autoportrait savoureux de Dalbavie – citant Bach au cours de la partition – avance selon un schéma rappelant ceux d’Alban Berg. On y trouve exposition, développement et coda, tout comme un hommage à la fugue. Ô souvenir de « Wozzeck » ! Dalbavie libère une somptuosité orchestrale et une habileté dramatique peu courante. Il est aussi magistral que ses confrères Manoury et Dufourt, quoi que plus enclin qu’eux à une forme de lyrisme. Dalbavie travaille avec sensualité et sens de l’effet la pâte instrumentale en digne successeur de Berlioz et de Debussy. Mélancolie de la résistance ne comporte pas une seconde d’ennui. La jeune cheffe française Marie Jacquot en donne une lecture admirable. Cette partition rompt avec les instrumentations laborieuses d’antan, instrumentations dont l’un des praticiens les plus brouillons était Jean Prodromidès (1927-2016). Elles dégoutèrent de l’opéra contemporain, durant les années 1980 et 1990, plus d’un mélomane sincère.
Par bonheur, cette époque de bricolage n’est plus. Après Kaija Saariaho (1952-2023), Peter Eötvös et Sir George Benjamin (*1960), Dalbavie s’impose comme une pointure lyrique considérable. Mélancolie de la résistance devrait devenir un succès international, en suscitant reprises et nouvelles productions ici et là. L’oeuvre sera aussi prochainement filmée en vue d’une diffusion sur Arte.
Dr. Philippe Olivier