Beatrice di Tenda l’avant-dernier opéra de Bellini créé au Théâtre La Fenice de Venise en mars 1833, précède de deux ans son ultime opus I Puritani représenté à Paris au Théâtre Italien en Janvier 1835, quelques mois avant sa mort prématurée le 23 septembre à l’âge de 34 ans. L’action de cet opéra se déroule à Tende (dans le département actuel des Alpes Maritimes1 au cœur de la Vallée de la Roya).
Comme pour les précédents ouvrages de Bellini, Felice Romani signe à nouveau le livret de ce drame oppressant. L’argument narre le destin tragique de Beatrice di Tenda qui, au décès de son mari, Facino Cane, apporte en dot à son nouvel époux Filippo Maria Visconti, les nombreuses terres de son Duché. La situation se complique dans la mesure où, Orombello, seigneur de Vintimille, aime secrètement Beatrice. Agnese del Maino, maîtresse de Filippo mais éprise de son côté d’Orombello, décide, sous l’emprise de la jalousie, de se venger en informant Filippo de la prétendue trahison de Béatrice. Au cours d’un procès inique Filippo, après avoir extorqué par la torture les aveux d’Orombello, signe résolument la condamnation de son épouse et de son prétendu amant.
Cet opéra, l’un des moins connus de Bellini par rapport aux emblématiques Norma, Sonnambula ou Les Puritains a néanmoins donné lieu à des représentations notoires et fait l’objet d’enregistrements de qualité, avec de célèbres divas comme Leyla Gencer, Joan Sutherland, Edita Gruberova ou Lucia Aliberti. Très récemment l’Opéra Bastille de Paris l’a affiché dans une mise en scène de Peters Sellars avec dans les principaux rôles Tamara Wilson, Quinn Kesley et Pene Pati. Il comporte de forts beaux passages, aussi bien sur le plan musical que vocal et, eu égard à sa typologie, exige des voix rompues au style très spécifique du bel canto.
La scénographie intemporelle d’Emmanuelle Simoni fondée sur l’ébauche d’un palais déstructuré, utilise pour l’essentiel des pans de décors de théâtre pour la plupart du temps à l’envers.
Ces éléments mobiles, soit glissent horizontalement sur le plateau, soit encore montent et descendent verticalement au fil des scènes. Au deuxième tableau sur des panneaux de cette structure en forme d’échafaudage tubulaire sont projetées en ombres très légères des silhouettes d’arbres (pour signifier que l’action se déroule à l’extérieur). Les costumes sont ceux d’un 19ème siècle qui ne dépareraient pas dans un ouvrage comme La Traviata. La mise en scène efficace d’Italo Nunziata s’attache essentiellement à commenter l’action dans une simplicité de bon aloi laissant le chant s’exprimer au premier plan.
On accordera d’entrée une palme toute particulière à l’Orchestre et au Chœur du Teatro Carlo Felice. L’excellence de ces deux phalanges s’inscrit légitimement en exergue de cette production. La direction de Riccardo Minasi énergique et « brassant » la musique de ses mains expressives – sans baguette mais avec une précision d’orfèvre et toujours en parfaite osmose avec le plateau – donne un relief tout particulier à l’œuvre de Bellini et ce dès les premières minutes .Elle se confirmera tout au long de la représentation.
L’ouverture rappelle dans ses premières mesures les passages martiaux des œuvres de Bellini, à l’identique des motifs des masses guerrières dans Norma. Le premier acte est presque entièrement confié au personnage de Filippo Maria Visconti entouré du chœur et son air « Come t’adoro… » émis de manière très articulée et avec un style notable par Mattia Olivieri séduit immédiatement. Pareille voix et pareil timbre souverain ne sont pas sans rappeler les accents du baryton polonais Artur Ruciński, lui aussi brillant dans ce répertoire.
Dans une robe noire, qu’elle portera tout au long de l’opéra, la cantatrice américaine Angela Meade incarne la malheureuse héroïne .Cette soprano s’est illustrée dans nombre d’opéras belcantistes tels que ceux de Bellini comme Norma ou Il Pirata, de Donizetti comme Maria Stuarda, Roberto Devereux, Lucrezia Borgia, Le Duc d’Albe, Lucia di Lammermoor, et également de Rossini comme Mathilde de Guillaume Tell et les rôles-titres de Sémiramide et Armida. Des son air d’entrée « Che non mi dee l’ingrato » la voix ne peut que surprendre par son ampleur sur toute la tessiture tandis que la cabalette « Ah ! La pena in lor piombo » révèle une maîtrise des allègements et des vocalises (il faut noter que cette chanteuse interprète aussi un large répertoire verdien allant d’Ernani à Aïda en passant par I Lombardi.)
Dotée d’un timbre clair et d’un haut registre incisif Carmela Remigio habite avec aisance le rôle d’Agnese. On la compte parmi les plus éminentes cantatrices italiennes dotée une brillante carrière, non seulement dans la péninsule, mais encore dans nombre de théâtres internationaux et prisée pour ses enregistrements d’œuvres belcantistes mais aussi d’opéras de Mozart, comme deux Don Giovanni respectivement dirigés par Claudio Abbado et par Daniel Harding.
Francesco Demuro ténor belcantiste particulièrement recherché pour son aisance dans les suraigus (il est coutumier notamment des rôles à cet égard exigeants tels qu’ Arturo des Puritains du même Bellini à l’Opéra de Paris en 2019) trouve ici a suprêmement s’accomplir faisant en outre valoir la séduction de son timbre et son irrésistible ligne de chant capable des plus subtiles nuances.
Ce quatuor d’envergure et le maestro Riccardo Minassi ont recueilli un triomphe, ô combien mérité, d’un auditoire fort justement subjugué certes par les voix mais aussi par le prodigieux génie mélodique de Vincenzo Bellini dont il n’est pas excessif de penser que sa musique tutoie les anges.
Christian Jarniat
17 mars 2024
1 Rappelons une rare représentation dans les Alpes Maritimes de Beatrice di Tenda au Chantier Naval Opéra d’Antibes avec Juliana Gondek, Roberto Frontali, Carla Laudi, et Ramon Vargas. Orchestre Bernard Thomas. Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo. Direction musicale : Alain Guingal (30 juin 1991)
Direction musicale : Riccardo Minasi
Mise en scène : Italo Nunziata
Décors : Emanuele Sinisi
Costumes : Alessio Rosati
Lumières : Valerio Tiberi
Distribution
Filippo Maria Visconti : Mattia Olivieri
Béatrice di Tenda: Angela Meade
Agnese del Maino : Carmela Remigio
Orombello : Francesco Demuro
Anichino : Manuel Pierattelli
Rizzardo del Maino : Giuliano Pétouchoff
Orchestre, chœur de l’Opéra Carlo Felice